Trop souvent le débat – et la polémique – autour de la dérive « illibérale » de la France est réduite à la seule figure du président de la République. Quelle que soit l’hybris jupitérienne de ce dernier, son action s’inscrit dans un jeu de forces, à la fois synchronique et diachronique, dont il est souvent le simple jouet. Il est plus important de réfléchir à des enchaînements complexes de circonstances contingentes et hétérogènes qui enclenchent, dans des situations historiques concrètes, de nouvelles configurations.
L'injonction d’Emmanuel Macron à ses ministres de se montrer non «gestionnaires» mais «révolutionnaires» peut prêter à haussement d’épaules. On peut y voir aussi une manifestation supplémentaire du grotesque qui lui tient lieu de style politique dès lors que sa prétention à être lui-même « révolutionnaire » va de pair avec la répression policière de tous ceux qui se le disent également, avec plus de crédibilité que lui-même.
Néanmoins, il nous faut prendre au sérieux cette pétition de principe « révolutionnaire » dont il se pourrait qu’elle nous fournisse la clef d’intelligibilité du macronisme. Après tout, Emmanuel Macron a intitulé son ouvrage de première campagne présidentielle Révolution. Il se réclamait de temps nouveaux et entendait rejeter dans les poubelles de l’Histoire le vieux monde, non sans accents évangéliques de born again de la République (ou de la monarchie ?). Volontiers « disruptif », il se veut homme de rupture et, pourquoi pas, de transgression, en l’occurrence des « tabous », un mot récurrent dans son discours. Il se rêve en président d’une start-up nation pour mieux se gausser des « Gaulois réfractaires ».
« En même temps » il se dévoile en conservateur profond. Il assume sans gêne les poncifs les plus éculés du roman national. Orléans, le Mont-Saint-Michel, le Puy du Fou, Notre-Dame de Paris délimitent sa géographie historique. Il reprend le vocabulaire traditionnel de la droite et souvent de l’extrême droite en répondant à l’explosion sociale des banlieues par la pensée magique de l’ « autorité », en se dressant contre l’immigration, en luttant contre les narcotrafiquants par l’organisation d’opérations « place nette » dont on a vu l’inanité en Amérique latine ou aux Philippines, en s’imposant dans la sphère intime de la famille pour contrôler les écrans des ados et augmenter le nombre des bébés, et en œuvrant pour que la France « reste la France » quitte à paraphraser Éric Zemmour. Il assume désormais la remise en cause du droit du sol, fût-ce à doses homéopathiques.
Par ailleurs sa « révolution » est surtout celle du capitalisme, en vue de sa systématisation à l’ensemble de la vie sociale, et au prix d’un siphonage radical du secteur public au bénéfice du secteur privé dans les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, de la vieillesse, de la petite enfance, de l’administration. Chef de l’Etat, Emmanuel Macron est le fondé de pouvoir d’Uber, d’Airbnb et de McKinsey dont il aimerait simplement que les opérateurs soient des chouans ou des bâtisseurs de cathédrale.
Le slogan initial du macronisme, sous couvert de ricœurisme mal digéré, doit donc être pris au sérieux, et au pied de la lettre. Il s’agit d’être à la fois conservateur et révolutionnaire. Son attitude à l’égard de l’homosexualité est éloquente de ce point de vue.
Une part de son entourage politique le plus proche partage cette orientation sexuelle, à commencer par le Premier ministre, Gabriel Attal, et le nouveau ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, lesquels ont d’ailleurs été compagnons « pacsés » en bonne et due forme de 2017 à 2022. Mais ce personnel politique gay friendly affiche des valeurs et un imaginaire politiques profondément conservateurs au point d’introduire dans la législation française la « préférence nationale » chère à la famille Le Pen, dont la loi contre l’immigration du 19 décembre a assuré la « victoire idéologique », de son propre dire. L’amour entre garçons, pourquoi pas, mais en uniforme et sans abaya.
Ce en quoi le macronisme ne se démarque pas autant de la droite ou de l’extrême droite qu’on pourrait le penser. Le premier ministre notoirement homosexuel dans un gouvernement français fut nommé par Giscard d’Estaing, le premier député à faire son coming out fut un chiraquien, et Marine Le Pen se tint à distance de la Manif pour tous, ne serait-ce que parce que son bras droit de l’époque était lui-même homosexuel.
Loin de nous, naturellement, l’idée de voir dans le macronisme un complot LGBT. Si tel eût été le cas, Clément Beaune serait encore au gouvernement. Mais le libéralisme sexuel peut se combiner avec des choix politiques ou économiques des plus conservateurs, même si la base électorale ou militante de la droite et de l’extrême droite demeure sourdement homophobe – tout comme les œillades de Marine Le Pen aux juifs et à Israël n’empêchent pas nombre de membres du Rassemblement national d’être antisémites. En Grèce, à la consternation de l’Église orthodoxe, un Kyriákos Mitsotákis fait voter le mariage entre personnes de même sexe tout en flirtant avec les néo-nazis d’Aube dorée.
La question est donc de savoir comment on peut « en même temps » être un Premier ministre homosexuel et dénoncer le « wokisme » ; reconnaître les crimes contre l’humanité dont s’est rendue coupable la colonisation et stigmatiser les études postcoloniales ; conjuguer la nostalgie de l’Ancien Régime et la start-up nation. De quoi ces contradictions apparentes, ou plutôt ces tensions sont-elles le nom ?
De quelque chose que nous connaissons très bien dans l’histoire européenne : à savoir la « révolution conservatrice » à laquelle en appela Hugo von Hofmannsthal lors de sa conférence « Les Lettres comme espace spirituel de la nation », donnée à Munich en 1927. Thomas Mann parlera plus tard, à ce propos, de « monde révolutionnaire et rétrograde », de « romantisme technicisé », dans une perspective critique[1]..
Quelle que fût leur appréciation normative, ces termes renvoyaient, à l’époque, au fascisme italien, au national-socialisme allemand, à toute une série de régimes autoritaires d’Europe centrale et orientale qui peu ou prou lorgnaient vers ces modèles, aux mouvements politiques de cette inspiration, de ce « champ magnétique »[2] qui travaillaient entre les deux guerres les démocraties libérales. J’y ajouterai pour ma part le régime de parti unique de Mustafa Kemal qui fascina la droite nationaliste allemande dans son refus du Diktat de la paix de Versailles – en l’occurrence du traité de Sèvres – et le « socialisme dans un seul pays » que fit prévaloir Staline en URSS, à partir de 1924, en épousant la passion nationale grand-russe, non sans obtenir de la sorte une certaine empathie de la part de la droite nationaliste allemande, anti-bourgeoise et anti-occidentale.
Dans tous ces régimes l’on retrouvait un tel alliage entre deux orientations apparemment contradictoires : d’une part, une volonté de rupture avec le monde ancien, ostensiblement méprisé, que l’on ne projetait pas de restaurer – à l’instar des réactionnaires à la Charles Maurras – mais que l’on voulait régénérer par l’exaltation d’un Homme nouveau grâce à une vraie révolution morale, culturelle, technologique, économique et même, parfois, sociale ; d’autre part, l’attachement à certaines catégories traditionnelles de la famille, de la sexualité, de l’autorité, de la nation, de l’identité culturelle, quitte à bousculer leurs cadres institutionnels tels que les Églises, l’école, l’Université, voire l’armée ou la famille elle-même, en dressant les enfants contre leurs parents, leurs professeurs, leurs généraux et leurs prêtres au nom des impératifs de la révolution.
De nos jours nombre de régimes renouent avec cette combinaison paradoxale. Ainsi de l’Inde de Narendra Modi, de la Russie de Vladimir Poutine, de la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, de la Hongrie de Viktor Orbán, de l’Israël de Benjamin Netanyahou, de l’Argentine de Javier Milei, et de bien des États subsahariens. Mon hypothèse, que j’ai hasardée depuis 2017 dans différents médias – Mediapart, Le Temps et Blast[3] – est qu’Emmanuel Macron participe de cette tendance globale. Affirmation qui nécessite immédiatement des mises en garde si l’on veut éviter que le débat ne s’égare dans les méandres de la polémique et d’une conception erronée de la comparaison.
##Comparer Macron avec d’autres figures révolutionnaires conservatrices
L’historien Paul Veyne nous rappelle que dans la langue française le verbe « comparer » comporte deux sens antithétiques : l’on compare à pour exprimer la similitude, l’on compare avec pour mettre en jeu la différence (ou la spécificité) au-delà de la similitude, éventuellement factice ou superficielle. Dans notre cas, il s’agit évidemment de comparer Emmanuel Macron avec d’autres figures politiques contemporaines ou de l’entre-deux-guerres. Le lecteur sera suffisamment charitable pour ne pas me reprocher de le comparer à Hitler, à Mussolini ou à Poutine. Et d’ailleurs il est moins question de comparer Emmanuel Macron à tel ou tel que de comparer la situation française d’aujourd’hui avec d’autres situations politiques, d’aujourd’hui ou d’hier.
Ce qui doit nous importer, ce sont bien des logiques de situation que servent des acteurs politiques, souvent à leur corps défendant, ou sans même qu’ils en soient conscients. Mon raisonnement relève de la sociologie historique et comparée du politique plutôt que d’une conception intentionnaliste des sciences sociales[4]. Cela ne diminue en rien le rôle et la responsabilité personnelle des acteurs – en l’occurrence d’Emmanuel Macron – mais nous interdit de limiter notre analyse à cette aune individuelle.
En d’autres termes il convient de distinguer les intentions ou l’orientation idéologique d’Emmanuel Macron et les dynamiques de situation dans lesquelles s’inscrit son action. Ces dynamiques sont celles des configurations politiques, sociales et culturelles du moment ou du passé immédiat. Mais elles sont également tributaires de l’historicité propre de la société française, de sa mémoire historique, de la panoplie des répertoires idéologiques et discursifs qu’elle a noués au fil des siècles, des rapports de force matériels et imaginaires qui se sont constitués dans le déroulé des événements.
Bref, le débat aurait tort de se cantonner à la seule personne du président de la République et de prendre pour argent comptant son auto-identification puérile à tel ou tel dieu de l’Antiquité grecque, Jupiter ou Vulcain, selon les circonstances. Son projet n’est certainement pas de faire le lit de Marine Le Pen. Il n’empêche que son action pave la route de celle-ci vers l’Elysée, en 2027, si tant est qu’une crise de régime ne survienne pas auparavant à la faveur de l’évidement progressif de son autorité.
##Logique de situation, 1
Doivent notamment être pris en considération cinq facteurs. Le premier d’entre eux est le positionnement politique qu’a choisi Emmanuel Macron en 2017. Loin d’être neuf celui-ci reprenait un vieux classique de l’histoire européenne : l’aspiration à un « État fort » dans une « économie saine » que réclamaient Carl Schmitt et les Neuliberalen dans l’entre-deux guerres, c’est-à-dire le rêve d’un « libéralisme autoritaire », selon la formule du critique de ce dernier, le juriste social-démocrate Hermann Heller.
Un tel positionnement, dans l’histoire française, a une lignée bien précise, celle de l’ « extrême-centre », qui part des « Perpétuels » de Thermidor aux technocrates néolibéraux d’aujourd’hui en passant par le réformisme autoritaire de Napoléon Ier et de Napoléon III, le saint-simonisme, les réformateurs étatistes de la fin de la Troisième République et de Vichy, les hauts fonctionnaires des Trente Glorieuses, puis de l’Âge néolibéral[5].
Or, la constante de cette orientation politique a toujours été une sourde défiance à l’encontre de la démocratie et du peuple, postulé incapable de comprendre le sens de l’Histoire, la nécessité des réformes, les bienfaits de l’accumulation primitive de capital. Des Gaulois réfractaires, vous dis-je ! Sans que l’on sache trop s’il connaît l’origine et la signification historique de cette expression, Emmanuel Macron se réclame explicitement de l’ « extrême centre ».
Cela ne le prédispose pas à jouer la démocratie contre la montée électorale de l’extrême droite qu’il prétend pourtant endiguer en appliquant son programme, à la façon d’un Viktor Orbán. Cela risque même de l’installer mécaniquement dans la position du chancelier Brüning, gouvernant par décret l’« économie saine » avant d’être balayé par le national-socialisme. Le recours immodéré aux ordonnances, aux décrets et au 49.3 participe de cette pesanteur.
D’ores et déjà Emmanuel Macron, tout jupitérien qu’il soit, entérine l’instauration d’une forme d’Etat corporatiste au sein duquel la Police et la FNSEA ont pris le contrôle, respectivement, du maintien de l’ordre et de l’agriculture, dans une perspective de défense d’intérêts catégoriels, déconnectée de l’intérêt général. Il est de plus en plus patent que l’armée prend le chemin de cette autonomisation, notamment dans le cadre du Conseil de défense, entité non constitutionnelle qu’avait mise en place François Mitterrand pour contourner le contrôle parlementaire et la réticence de son ministre de la Défense, Pierre Joxe, vis-à-vis de l’intervention militaire de la France au Rwanda.
De manière générale la conjonction de l’absence de majorité parlementaire, du libéralisme économique et du mépris de l’administration, qualifiée d’ « État profond », a conduit à la systématisation d’un gouvernement caméral, par conseils, désormais plus souvent privés que publics, dans les différents domaines de la vie de la nation.
##Logique de situation, 2
Un deuxième facteur est l’instauration à bas bruit, ces dernières décennies, d’un État policier sous couvert de lutte contre le terrorisme et contre l’immigration ou de la préparation des Jeux Olympiques, sous la pression continue de lobbies industriels, et à la faveur du développement des nouvelles technologies numériques.
Depuis vingt-cinq ans les lois liberticides se sont multipliées, la plupart des dispositions prises sous l’état d’urgence ont été ensuite introduites dans le droit ordinaire, et la numérisation du contrôle de nos vies privées ou professionnelles s’est amplifiée de manière exponentielle. Un habitus policier s’est imposé : à la population, singulièrement celle des banlieues populaires, mais aussi au gouvernement dont les ministres de l’Intérieur successifs ne sont plus que les représentants des syndicats policiers dans l’arène politique.
Le plus grave a trait non seulement à l’impuissance des organisations ou des institutions publiques en charge de la défense des libertés, mais aussi et surtout à l’indifférence ou l’inconscience des citoyens, en dépit des avertissements de personnalités souvent issues de la droite, telles que l’écrivain François Sureau, pourtant proche d’Emmanuel Macron, ou l’ancien Défenseur des droits, le chiraquien Jacques Toubon. Le consumérisme niais a désactivé la conscience politique critique, et les libertés sont allègrement sacrifiées sur l’autel du dernier modèle de l’iPhone.
Nous n’en prendrons qu’un exemple, tiré de la vie quotidienne. La généralisation des contrôles routiers automatiques, par radar et vidéosurveillance, a privé l’automobiliste de toute possibilité effective de contestation de son éventuelle verbalisation, y compris lorsque son identité a été usurpée ou lorsque la signalisation est défectueuse : tout simplement parce que l’agent administratif saisi de la réclamation ne peut y passer que quelques minutes, sans prendre connaissance du fond, et se contente donc de la rejeter, politique du chiffre oblige.
La France a été condamnée par la justice européenne, mais ne donne pas suite[6]. Demain les contrôles de la foule, puis des individus, par les technologies de l’intelligence artificielle, de la reconnaissance faciale et de la biométrie, dont le loup a été introduit dans la bergerie des Jeux Olympiques – comme en Chine –, livrera tout un chacun à l’arbitraire algorithmique de la Police.
Dans cette démission générale il n’est plus guère de personnes pour s’indigner de l’absence de tout juriste constitutionnaliste au sein du Conseil constitutionnel, par exemple, ou encore des crimes quotidiens contre l’humanité dont se rend coupable la France, au même titre que le reste de l’Union européenne, dans sa lutte contre l’immigration – laquelle provoque la mort, chaque année, de plusieurs milliers d’individus. Un ministre de l’Intérieur peut même benoitement annoncer qu’il n’appliquera pas les décisions de justice du Conseil d’État ou de la Cour européenne des droits de l’Homme et être reconduit dans ses fonctions.
Sans crainte du ridicule, un garde des Sceaux, pénaliste réputé, peut être blanchi par la Cour de justice de la République du chef d’accusation de prise illégale d’intérêts au prétexte qu’il n’avait pas compris le conflit desdits dans lequel il se trouvait. Un secrétaire général de l’Élysée, mis en examen, peut, sans sourciller, annoncer la composition d’un gouvernement dans lequel figure une ministre de la Culture elle-même mise en examen.
Nous sommes bien dans le gouvernement du grotesque, propice à la tyrannie. L’État de droit – sans même parler de la République « exemplaire » que revendiquait Emmanuel Macron – n’est plus qu’un trompe-l’œil qui ne parvient pas à faire oublier les dizaines de manifestants ou de simples passants mutilés par la répression policière et l’usage d’armes létales indignes d’une démocratie, violence institutionnelle qui vaut à la France des remontrances répétées de la part des Nations unies et des institutions européennes.
Autrement dit, sur plusieurs décennies, les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche, de droite ou d’ « en même temps », ont mis en place un arsenal législatif, réglementaire et coutumier qui donnera au Rassemblement national les clefs d’un État autoritaire contre lequel la société française n’a plus guère de défense immunitaire.
##Logique de situation, 3
Le troisième facteur qui menace insidieusement la République française est la mise en place d’un système de désinformation aux mains de l’extrême droite et de la droite traditionaliste, plus ou moins religieuse et identitariste, que relayent dans l’opinion les réseaux sociaux, parfois inféodés à des régimes révolutionnaires conservateurs étrangers, tels que celui de Vladimir Poutine.
Se diffusent de la sorte, dans les veines de la société française, les « minuscules doses d’arsenic » d’une novlangue dont un Victor Klemperer a magistralement démontré l’efficace au sujet du Troisième Reich[7]. Non seulement Emmanuel Macron – pas plus, cela va sans dire, que Les Républicains, désormais acquis à cette vision du monde – ne s’y oppose pas, en dépit de son animosité personnelle à l’encontre de Vincent Bolloré, mais il encourage ses ministres à investir ces médias, c’est-à-dire à en reprendre les codes de langage et le style culturel qui deviendra vite un « style de domination »[8] quand le Rassemblement national parviendra au pouvoir.
Dès maintenant cette adoption de la langue de l’identitarisme xénophobe se traduit en termes législatifs, comme on l’a vu avec le vote et la promulgation de la loi contre l’immigration qui certes a été en partie censurée, mais non pour des raisons de fond, plutôt parce qu’elle comportait des « cavaliers législatifs ». Chose plus grave, elle est en adéquation avec la pensée profonde du chef de l’État dont les choix sémantiques trahissent son adhésion à un imaginaire certes libéral et global – celui d’une « économie saine » – mais aussi autoritaire et bien franchouillard, celui d’un « État fort ».
La recherche de Damon Mayaffre, spécialiste au CNRS de linguistique informatique, est riche d’enseignements de ce point de vue. Elle démontre qu’Emmanuel Macron recourt de manière presque obsessionnelle au « r- à l’initiale », c’est-à-dire en début de mot : Retrouver, Recouvrer, Refonder, Restaurer, Reconstruire, Réarmer, etc. C’est au fil de ce penchant qu’il rebaptise Renaissance son mouvement En marche, qu’il crée un Conseil national de la refondation, qu’il institue un ministère de la Réinvention démocratique.
Ce vocabulaire donne une orientation particulière au r- à l’initiale de son désir de Révolution ou de Renaissance qui ne peut plus guère cacher ses « affinités électives » (Max Weber) avec la « renaissance » ou la « révolution nationale » de Philippe Pétain, lui aussi tiraillé entre une sensibilité purement réactionnaire et des velléités d’ « Homme nouveau » qu’incarnaient une partie de ses soutiens ou de ses alliés, souvent issus du catholicisme, et que l’on retrouvera parfois dans la réorganisation du patronat français au cours des Trente Glorieuses[9].
Il est d’ailleurs révélateur qu’Emmanuel Macron ait rabroué sa Première ministre Élisabeth Borne lorsque celle-ci condamna toute indulgence idéologique à l’égard de Philippe Pétain. Consciemment ou non, il reprend à son compte le vieux rêve de réconciliation – encore un r- à l’initiale – entre de Gaulle et Pétain que caressa longtemps l’extrême droite et qu’a réveillé Éric Zemmour pendant sa campagne présidentielle de 2022. Mais, « en même temps », son répertoire est martial, dans le domaine de la sécurité, de l’économie, de la santé, de la démographie.
Il est donc potentiellement compatible avec la thématique de la « guerre culturelle », le grand cheval de bataille des révolutionnaires conservateurs urbi et orbi qu’il a enfourché sans vergogne (ou invité sa garde rapprochée à enfourcher) en 2020 pour dénoncer le « wokisme », le « séparatisme », le « grand effacement », la « décivilisation » et autres énoncés chers à la Nouvelle Droite qui a su les instiller dans le débat public depuis la fin des années 1970 au point de les rendre hégémoniques[10].
##Logique de situation, 4
Un quatrième facteur intervient dans la dérive de la démocratie française, d’autant plus redoutable qu’il se pare des vertus de la décentralisation. Cette dernière peut donner naissance à des bonapartismes locaux, un « style de domination » dont Georges Frêche a été pionnier, à Montpellier, mais qu’illustrent aujourd’hui, d’un côté et de l’autre de l’échiquier politique, un Laurent Wauquiez, une Anne Hidalgo ou une Valérie Pécresse.
Lorsque l’orientation idéologique du César local s’y prête, il y a là un potentiel révolutionnaire conservateur que l’on ne doit pas négliger : parce qu’il est susceptible de s’actualiser dans des territoires où prévaut un régime de presse unique, sans contre-pouvoir médiatique, du fait du monopole dont jouissent les quotidiens régionaux ; parce que les collectivités locales, les associations, les institutions universitaires sont tributaires des subventions du conseil régional, voire du président ou de la présidente en personne ; parce que prévaut dans l’ensemble du territoire national une sourde défiance à l’encontre du « parisianisme », c’est-à-dire, souvent, des élites intellectuelles critiques.
Il sera sans doute difficile à un Laurent Wauquiez d’obtenir la suppression de l’enseignement de la sociologie dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, comme est parvenu à le faire son homologue de Floride, mais nous le voyons déjà faire un usage très discrétionnaire des subventions dans le domaine culturel, couper le financement régional de Sciences Po Grenoble suspecté d’islamo-gauchisme, exiger avec succès l’annulation d’un colloque universitaire sur la Palestine à Lyon.
Placés sous la coupe de la Place Beauvau et de l’Élysée, les préfets ne sont pas les meilleurs remparts de la défense de l’État de droit au niveau régional dès lors que l’Exécutif prend avec celui-ci des libertés croissantes à l’échelle nationale. Durant la pandémie de Covid-19 l’on a ainsi vu les uns et les autres marcher main dans la main pour imposer l’un des confinements les plus sévères et policiers de l’Europe, le ministère de l’Intérieur invitant, le 20 mars 2020, les maires et les préfets à utiliser la « totalité de leurs pouvoirs de police » pour durcir les mesures nationales, à l’image du maire de Nice qui venait de décréter un couvre-feu en sus des restrictions apportées par Paris à la circulation des personnes. 210 municipalités se sont prêtées de leur propre gré à la manœuvre.
Par ailleurs préfets et maires ont rivalisé de zèle pour interdire l’accès à des espaces verts ou sauvages, tels que forêts, plages et montagnes, dans une logique plus punitive que sanitaire, et au risque d’aggraver le coût mental du grand enfermement dont nous n’avons peut-être pas encore pris toute la mesure.
Le bonapartisme local rend d’autant plus menaçant l’amendement de la loi visant à renforcer la sécurité et la protection des élus, adopté le 7 février par le Parlement, et qui fait bénéficier tout « titulaire d’un mandat électif public ou candidat à un tel mandat » d’un délai de prescription d’un an pour porter plainte en cas de diffamation ou d’injure publique (au lieu de trois mois actuellement).
La porte est ouverte à la multiplication des procédures bâillons à l’initiative des édiles. Les organisations syndicales des journalistes y voient une épée de Damoclès pesant sur les rédactions et les éditeurs de presse alors qu’« énormément de maires ou de présidents de conseil régional mettent déjà une pression de dingue sur la presse quotidienne régionale », selon Christophe Bigot, président de l’Association des avocats praticiens du droit de la presse : « Sous le couvert de lutte contre la haine qui se déverse sur les réseaux sociaux, objectif légitime dans nos sociétés démocratiques, c’est toute la critique de l’action des élus qui est concernée »[11].
##Logique de situation, 5
Enfin il faut souligner que ces logiques de situation sont connectées à celles, du même ordre, qui prévalent à l’étranger. Sur notre continent, bien sûr, et d’autant plus que les libéraux ou les sociaux-démocrates n’ont pas le monopole de l’idée européenne, comme persistent à le croire les bons esprits. L’extrême droite ou la droite identitaristes ont elles aussi une conception plus ou moins partagée de l’Europe, en dépit des divisions de ces courants au Parlement de Strasbourg.
Tant et si bien que nous voyons maintenant Emmanuel Macron et Marine Le Pen rivaliser en amabilités à l’endroit de Giorgia Meloni ou de Viktor Orbán. Une part appréciable de l’échiquier politique, à l’extrême droite mais aussi à la gauche de la gauche – notamment, chez les Insoumis – affiche une certaine sympathie pour Vladimir Poutine, nonobstant son invasion de l’Ukraine. La France, de concert avec l’Italie et la Commission de l’Union européenne, flatte et finance l’erratique président Kaïs Saïed, héraut de la révolution conservatrice tunisienne, complotiste et antisémite, mais dont on escompte, bien naïvement, l’intercession dans l’endiguement de l’émigration africaine.
Un calcul infâme qui préside déjà aux relations de l’Europe avec les milices criminelles de Libye et le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie. Emmanuel Macron a fait du pogromeur Narendra Modi l’invité d’honneur de la célébration du 14 juillet 2023 et a accepté d’être le sien pour la fête nationale indienne – Joe Biden ayant décliné ce privilège douteux – alors que l’inauguration du très contesté temple de Ram, à Ayodhya, lançait la campagne électorale sur les rails outrancièrement identitaristes et antimusulmans de l’hindutva.
Bien que la droite traditionaliste française soit plutôt catholique et relativement étrangère à l’univers charismatique de la Religious Right étatsunienne et que les questions de mœurs n’aient pas la même acuité dans l’Hexagone qu’en Amérique, la victoire électorale de Donald Trump donnera(it) un coup de fouet à la révolution conservatrice qui s’est enclenchée en France et dont Emmanuel Macron est devenu nolens volens le fourrier. On sait combien les réseaux d’influence liés à l’alt-right sont très actifs en Europe, à partir de Budapest, Bruxelles et Rome, même si Steve Bannon n’y a pas rencontré tous les succès qu’il escomptait. Ses techniques et son style de communication font en tout cas florès et empoisonnent désormais la démocratie française d’un jet continu de « minuscules doses d’arsenic ».
Enfin, dans la légitime émotion qu’ont suscitée l’offensive du Hamas, le 7 octobre, et les crimes contre l’humanité auxquels elle a donné lieu, les relais de la droite et de l’extrême-droite israéliennes dans l’Hexagone ont intensifié leur pression idéologique et sont largement parvenus à neutraliser toute réflexion indépendante, notamment universitaire, sur la fuite en avant « illibérale » de Benjamin Netanyahou, sur sa compromission avec le suprémacisme juif et sur la question palestinienne, en assimilant la critique du gouvernement de Tel Aviv/Jérusalem à l’antisionisme et à l’antisémitisme, non sans bénéficier de l’appui d’Emmanuel Macron dont les ministres et les préfets ont pris différentes mesures règlementaires et policières pour étouffer le débat, quitte à mettre un peu plus en péril la liberté scientifique.
Agissant comme de véritables milices numériques, des groupes comme la « Brigade juive » (récemment rebaptisée « Dragons célestes »), « Swords of Salomon » ou « AmIsraël-Team Action » pratiquent le doxing à l’encontre de militants, de journalistes, d’élus, d’avocats jugés pro-Palestiniens en publiant leurs coordonnées personnelles sur les réseaux sociaux pour déclencher une campagne de harcèlement téléphonique contre eux et leurs proches. Une chercheuse comme Florence Bergeaud-Blackler ne répugne pas à s’associer à ce genre de procédés en taxant dans ses derniers écrits de « fréristes » (c’est-à-dire de « Frères musulmans » ou de soutiens de ceux-ci) tels ou tels de ses collègues ou diverses personnalités[12].
##L’enchaînement des bifurcations
Encore une fois ce serait mal lire cet article que d’en réduire l’analyse au seul niveau de l’intentionnalité des acteurs et de la cohérence de leurs politiques publiques. L’essentiel tient aux effets d’enchaînements, souvent involontaires, voire non pensés, à l’enfilement de bifurcations parfois anodines dont l’historien Philippe Burrin a dégagé l’importance dans les itinéraires personnels des parties prenantes des révolutions conservatrices de l’entre-deux-guerres et de la collaboration avec l’occupant nazi[13]. Les circonstances dans lesquelles s’effectuent ces choix et ces glissements sont fréquemment contingentes, tantôt dramatiques tantôt banales.
De ce point de vue la pandémie de la Covid-19, la préparation des Jeux Olympiques de 2024, l’acceptation implicite et progressive de la numérisation du monde sans qu’aucune protection réelle des libertés publiques ne soit mise en œuvre, sa marchandisation effrénée et la privatisation de l’espace public qui s’en suit apparaîtront sans doute aux historiens comme autant d’antichambres de l’État autoritaire qu’érigera le Rassemblement national en 2027, sinon avant en cas d’effondrement des institutions.
On ne pourra comprendre ce basculement de la France, « patrie des droits de l’Homme », dans la révolution conservatrice que si l’on voit comment celle-ci répond, là comme ailleurs, au ressentiment – le grand carburant émotionnel de ce genre de régimes[14] – d’une partie croissante de la population. Ressentiment que nourrissent l’accroissement, de plus en plus indécent, des inégalités, le déclin économique des classes moyennes, l’assombrissement de l’avenir ; l’impression du déclassement de la France et plus largement de l’Europe ou du monde occidental face à la montée de la Chine ; la nostalgie confuse de la « perte de l’Empire », de rose colorié sur les cartes des écoles communales qu’ont encore fréquentées les vieilles générations ; ou encore le traumatisme de la guerre d’Algérie que des dizaines de milliers d’appelés et de rapatriés ont inoculé dans les provinces faute de reconnaissance publique des faits, pudiquement qualifiés d’ « événements ».
Et aussi colère rentrée – traduction plus fidèle du der Groll de Max Scheler que le terme de ressentiment[15] – à l’encontre des technocrates, des intellos et des bobos de Paris, une colère dont les Bonnets rouges, en 2013, les Gilets jaunes, en 2018, et les paysans, en janvier 2024, ont été la pointe acérée, mais que nombre d’observateurs disent sentir frémir dans les profondeurs du pays et que met en forme électorale le Rassemblement national.
Autant de malheurs, autant d’iniquités dont on impute la responsabilité à l’Autre, fût-il de l’intérieur : l’étranger, l’immigré, le réfugié. La corde est usée, mais elle sert encore. La similitude avec la fin du XIXe siècle et l’entre-deux guerres est troublante, et elle n’a rien de rassurant. Seul le visage de l’Idiot utile de service a changé : hier le Juif, le Rital, le Polak, le Chinois ou l’Asian ; aujourd’hui l’Arabe, le Musulman, le Noir et à nouveau le Juif, supposé tirer les ficelles du capitalisme financier débridé et, bien sûr, du massacre de masse de Gaza, sans oublier le 11 Septembre et, pourquoi pas, les atrocités de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, dans lesquelles d’aucuns reconnaissent sans trop de difficultés la main du Mossad.
Vue sous ces angles, la révolution conservatrice qui est en marche en France est banale, à l’aune de ce qu’il se passe dans le reste du monde. Y compris en ce qu’elle accompagne le passage d’un monde d’empires, gouvernant ses possessions par le truchement de la diversité ethnique et religieuse, à un monde d’États-nations dont la domination est centralisatrice et unificatrice et dont la définition de la citoyenneté est d’orientation ethno-religieuse, au prix de l’assimilation coercitive, voire de la purification ethnique[16].
La transformation de l’idée laïque, instituant la séparation de la religion et de l’État et la neutralité de celui-ci par rapport à celle-là, en laïcité comme nouvelle religion nationale participe de cette logique de situation[17]. L’arrogance universaliste de la Grande Nation ne changera rien à sa commensurabilité avec la Russie de Poutine, l’Inde de Modi, la Turquie d’Erdoğan ou la Hongrie d’Orbán, sans même parler de l’Amérique de Trump.
##La responsabilité de Jupiter
Les partisans d’Emmanuel Macron en tirent la conclusion que celui-ci ne peut être tenu pour responsable d’une montée de l’identitarisme qui frappe l’ensemble du monde. À ce plaidoyer pro domo j’oppose plusieurs objections. Les unes relèvent de la trivialité du jeu politique. Pour garantir sa réélection en 2022 Emmanuel Macron a conclu un pacte faustien avec Nicolas Sarkozy, tenant de la « laïcité positive » et de l’ « identité nationale » à laquelle il avait dédié un ministère en charge également de l’immigration pour que les choses soient bien claires, et auteur de l’ignoble discours de Grenoble en 2010.
Avec la même intention Emmanuel Macron a lancé, en 2020, une campagne de rectification idéologique contre les études de genre, les études postcoloniales, le wokisme à laquelle il a attelé son Premier ministre Jean Castex, son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et sa ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal, sans répugner à entonner la ritournelle de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.
Entre exaltation du Mont-Saint-Michel comme « emblème de l’universalisme français », participation à la messe du Pape François à Marseille, célébration de la fête juive d’Hanoukka dans l’enceinte de l’Élysée et complaisance extrême à l’égard de l’enseignement privé catholique sous contrat avec l’État, de facto exonéré de ses obligations légales en matière de respect de la liberté religieuse et philosophique de ses élèves, il s’est définitivement affranchi, en 2023, de l’idée laïque dans l’espoir de contenter Sa Majesté médiatique Vincent Bolloré et l’électorat de la droite traditionaliste ou extrême.
La compromission avec cette dernière est donc allée jusqu’au vote de la loi scélérate contre l’immigration, non sans reprendre les éléments de langage du Rassemblement national ou de Reconquête ! sous forme de couper/coller. Elle se poursuit sous nos yeux avec la volonté d’abroger le droit du sol à Mayotte et l’indivisibilité de la République.
Sous la loupe des historiens la responsabilité personnelle d’Emmanuel Macron dans l’accession au pouvoir du Rassemblement national sera sans nul doute écrasante. Et d’autant plus évidente qu’au fond il adhère sans doute largement, dans son intimité, sinon aux idées de celui-ci, du moins à sa conception de la nation et de l’histoire françaises, ainsi qu’il l’a laissé poindre dès sa première campagne présidentielle. On ne poursuit pas sans dommages ses études secondaires dans l’enseignement catholique…
Néanmoins, les « affinités électives » du macronisme avec la révolution conservatrice sont plus profondes que l’écume du petit jeu politicien ou des aléas biographiques. Entre les deux guerres, les révolutions conservatrices, dans leurs différents avatars – fasciste, national-socialiste, kémaliste, stalinien, etc. – avaient affaire avec le traumatisme de la guerre, de la défaite (ou de la « victoire mutilée » dans le cas de l’Italie) et de la terrible pauvreté qui s’en était suivie. Nous n’en sommes pas (encore ?) là.
En revanche nous retrouvons dans notre époque immédiatement contemporaine deux autres ingrédients des révolutions conservatrices de l’entre-deux guerres. D’une part, les logiques de « masse », dont un Elias Canetti avait eu une profonde intuition, sous les visages de la « société de masse » de l’industrialisation, de l’urbanisation et des mass media, de la « guerre totale », des pandémies – à commencer par celle de la grippe dite espagnole qui causa la mort de plus de personnes que la Première Guerre mondiale[18].
D’autre part, la mise en concurrence généralisée des individus, dans le cadre d’un capitalisme et d’un État de plus en plus abstraits et propices aux explications complotistes de la marche du monde, selon les hypothèses respectives de Max Scheler et de Luc Boltanski[19].
Or, la politique d’Emmanuel Macron est liée à ces deux phénomènes. Il promeut un capitalisme financier qui se confond avec sa numérisation croissante, formidable accélérateur des effets de masse, en particulier par le biais des réseaux bien peu sociaux, et met en concurrence exacerbée les individus, non sans ériger le burn-out en maladie professionnelle du siècle. Il confie le gouvernement de la cité – et l’avenir des adolescents, par le biais de Parcoursup – à des algorithmes ô combien abstraits et énigmatiques pour le commun des mortels. Il assume sans scrupules l’ « ubérisation » du marché de l’emploi et le démantèlement de l’État-providence en acceptant d’accroître le sentiment d’incertitude et de déclassement de la majeure partie de la population, classes moyennes comprises.
En outre, la contingence de l’histoire a voulu qu’il ait dû faire face à la pandémie de la Covid-19. Un défi qu’il a relevé en mettant en scène, sur le mode martial qu’il affectionne, une guerre totale contre la maladie, menée dans l’enceinte camérale et aconstitutionnelle du Conseil de défense et du Conseil scientifique, et en imposant au pays une « expérience d’obéissance de masse » [20], un régime de soupçon généralisé à l’encontre des citoyens à partir de la procédure de l’ « attestation » (et de son éventuel contournement frauduleux, systématiquement suspecté par les forces de l’ordre), l’obligation de la vaccination, le fichage et la traque de la population, tout cela bien au-delà des seules nécessités sanitaires.
Trop souvent le débat – et la polémique – autour de la dérive « illibérale » de la France est réduite à la seule figure, honnie ou (de moins en moins) appréciée, du président de la République. Quelle que soit l’hybris jupitérienne ou vulcanienne de ce dernier, son action s’inscrit dans un jeu de forces, à la fois synchronique et diachronique, dont il est souvent le simple jouet. Il est plus important de réfléchir à des enchaînements complexes de circonstances contingentes et hétérogènes qui enclenchent, dans des situations historiques concrètes, de nouvelles configurations : ce que j’ai nommé des « moments d’historicité ».
Il n’a pas été suffisamment relevé, par exemple, que les émeutiers de juin 2023 ont été des enfants de la Covid qui ont vécu, à un âge compliqué et vulnérable, les effets délétères d’un confinement policier particulièrement autoritaire dans leurs quartiers populaires, ayant donné lieu à un sur-contrôle et une sur-verbalisation de la jeunesse, dans des conditions de promiscuité pénibles du fait de l’exiguïté des logements.
Si l’on ajoute à cela le mépris de classe et la relégation dont leurs parents ont fait l’objet après avoir été flattés et même exaltés par le verbe présidentiel pour leur rôle en « première ligne » pendant la pandémie, tous les ingrédients ont été réunis pour l’explosion de leur colère ou de leur rage qui ont été immédiatement criminalisées, « racialisées » et réprimées et ont fourni un argumentaire facile aux tenants de l’ordre et de l’autorité, sans que la moindre attention soit portée à la question de l’inégalité croissante qu’engendrent l’ubérisation de l’économie et le démantèlement des services publics.
De même la pandémie et le confinement ont accéléré la numérisation de la société en contribuant à sa déshumanisation et à son abstraction croissantes, propices aux théories complotistes, et à son contrôle policier, potentiellement totalitaire. Mais la crise sanitaire de 2020-2021 s’est insérée dans le prolongement des politiques néolibérales suivies depuis les années 1980 et de la surveillance policière de l’Hexagone que n’ont cessé de reconduire, au fil des décennies, l’Occupation allemande, la guerre d’Algérie, la lutte contre le communisme et le gauchisme, la chasse aux migrants, les dispositions de la lutte anti-terroriste et de l’état d’urgence, et enfin la « guerre » contre le virus.
La révolution conservatrice qui est en marche en France, comme dans de nombreux pays, n’est pas un caprice du prince, mais un fait de société et d’histoire que l’on observe dans l’un des États occidentaux les plus centralisés et les plus coercitifs en termes de ratio forces de l’ordre/population, de contrôles d’identité et de violences policières, et dans lequel le pluralisme de la presse n’est plus de mise sur une bonne partie de son territoire. C’est ce qui la rend d’autant plus inquiétante.
Neuf ans après une première tentative de réintroduction dans le code pénal de la déchéance de nationalité, la République française renoue avec l’État français de Vichy en s’attaquant maintenant au droit du sol, héritage de 1789, pour donner satisfaction à l’électorat de l’extrême droite et valider la « victoire idéologique » de cette dernière. Comme dans les pages les plus sombres de notre histoire l’étranger et les colonies fournissent à nouveau le banc d’essai de l’autoritarisme xénophobe et raciste. Plus qu’un symptôme, des retrouvailles, une résurgence. Bref, des « r- à l’initiale », en pagaille.
Jean-François Bayart
POLITISTE, PROFESSEUR À L'IHEID DE GENÈVE
TITULAIRE DE LA CHAIRE YVES OLTRAMARE "RELIGION ET POLITIQUE DANS LE MONDE CONTEMPORAIN"
C'est un billet d'opinion ! Mais c'est clair qu'on ne verrait pas cela dans Le Monde par exemple. Enfin pas de manière aussi cash