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Jean-François Bayart

« Le poisson pourrit toujours par la tête », a rappelé Gabriel Attal au conseil d’administration de Sciences Po, le 12 mars. Voilà au moins un point sur lequel on peut être en accord avec lui. C’est peu dire que l’irruption inopinée du Premier ministre constitue en soi un événement stupéfiant et inacceptable.


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Trop souvent le débat – et la polémique – autour de la dérive « illibérale » de la France est réduite à la seule figure du président de la République. Quelle que soit l’hybris jupitérienne de ce dernier, son action s’inscrit dans un jeu de forces, à la fois synchronique et diachronique, dont il est souvent le simple jouet. Il est plus important de réfléchir à des enchaînements complexes de circonstances contingentes et hétérogènes qui enclenchent, dans des situations historiques concrètes, de nouvelles configurations.


L'injonction d’Emmanuel Macron à ses ministres de se montrer non «gestionnaires» mais «révolutionnaires» peut prêter à haussement d’épaules. On peut y voir aussi une manifestation supplémentaire du grotesque qui lui tient lieu de style politique dès lors que sa prétention à être lui-même « révolutionnaire » va de pair avec la répression policière de tous ceux qui se le disent également, avec plus de crédibilité que lui-même.

Néanmoins, il nous faut prendre au sérieux cette pétition de principe « révolutionnaire » dont il se pourrait qu’elle nous fournisse la clef d’intelligibilité du macronisme. Après tout, Emmanuel Macron a intitulé son ouvrage de première campagne présidentielle Révolution. Il se réclamait de temps nouveaux et entendait rejeter dans les poubelles de l’Histoire le vieux monde, non sans accents évangéliques de born again de la République (ou de la monarchie ?). Volontiers « disruptif », il se veut homme de rupture et, pourquoi pas, de transgression, en l’occurrence des « tabous », un mot récurrent dans son discours. Il se rêve en président d’une start-up nation pour mieux se gausser des « Gaulois réfractaires ».

« En même temps » il se dévoile en conservateur profond. Il assume sans gêne les poncifs les plus éculés du roman national. Orléans, le Mont-Saint-Michel, le Puy du Fou, Notre-Dame de Paris délimitent sa géographie historique. Il reprend le vocabulaire traditionnel de la droite et souvent de l’extrême droite en répondant à l’explosion sociale des banlieues par la pensée magique de l’ « autorité », en se dressant contre l’immigration, en luttant contre les narcotrafiquants par l’organisation d’opérations « place nette » dont on a vu l’inanité en Amérique latine ou aux Philippines, en s’imposant dans la sphère intime de la famille pour contrôler les écrans des ados et augmenter le nombre des bébés, et en œuvrant pour que la France « reste la France » quitte à paraphraser Éric Zemmour. Il assume désormais la remise en cause du droit du sol, fût-ce à doses homéopathiques.

Par ailleurs sa « révolution » est surtout celle du capitalisme, en vue de sa systématisation à l’ensemble de la vie sociale, et au prix d’un siphonage radical du secteur public au bénéfice du secteur privé dans les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, de la vieillesse, de la petite enfance, de l’administration. Chef de l’Etat, Emmanuel Macron est le fondé de pouvoir d’Uber, d’Airbnb et de McKinsey dont il aimerait simplement que les opérateurs soient des chouans ou des bâtisseurs de cathédrale.

Le slogan initial du macronisme, sous couvert de ricœurisme mal digéré, doit donc être pris au sérieux, et au pied de la lettre. Il s’agit d’être à la fois conservateur et révolutionnaire. Son attitude à l’égard de l’homosexualité est éloquente de ce point de vue.

Une part de son entourage politique le plus proche partage cette orientation sexuelle, à commencer par le Premier ministre, Gabriel Attal, et le nouveau ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, lesquels ont d’ailleurs été compagnons « pacsés » en bonne et due forme de 2017 à 2022. Mais ce personnel politique gay friendly affiche des valeurs et un imaginaire politiques profondément conservateurs au point d’introduire dans la législation française la « préférence nationale » chère à la famille Le Pen, dont la loi contre l’immigration du 19 décembre a assuré la « victoire idéologique », de son propre dire. L’amour entre garçons, pourquoi pas, mais en uniforme et sans abaya.

Ce en quoi le macronisme ne se démarque pas autant de la droite ou de l’extrême droite qu’on pourrait le penser. Le premier ministre notoirement homosexuel dans un gouvernement français fut nommé par Giscard d’Estaing, le premier député à faire son coming out fut un chiraquien, et Marine Le Pen se tint à distance de la Manif pour tous, ne serait-ce que parce que son bras droit de l’époque était lui-même homosexuel.

Loin de nous, naturellement, l’idée de voir dans le macronisme un complot LGBT. Si tel eût été le cas, Clément Beaune serait encore au gouvernement. Mais le libéralisme sexuel peut se combiner avec des choix politiques ou économiques des plus conservateurs, même si la base électorale ou militante de la droite et de l’extrême droite demeure sourdement homophobe – tout comme les œillades de Marine Le Pen aux juifs et à Israël n’empêchent pas nombre de membres du Rassemblement national d’être antisémites. En Grèce, à la consternation de l’Église orthodoxe, un Kyriákos Mitsotákis fait voter le mariage entre personnes de même sexe tout en flirtant avec les néo-nazis d’Aube dorée.

La question est donc de savoir comment on peut « en même temps » être un Premier ministre homosexuel et dénoncer le « wokisme » ; reconnaître les crimes contre l’humanité dont s’est rendue coupable la colonisation et stigmatiser les études postcoloniales ; conjuguer la nostalgie de l’Ancien Régime et la start-up nation. De quoi ces contradictions apparentes, ou plutôt ces tensions sont-elles le nom ?

De quelque chose que nous connaissons très bien dans l’histoire européenne : à savoir la « révolution conservatrice » à laquelle en appela Hugo von Hofmannsthal lors de sa conférence « Les Lettres comme espace spirituel de la nation », donnée à Munich en 1927. Thomas Mann parlera plus tard, à ce propos, de « monde révolutionnaire et rétrograde », de « romantisme technicisé », dans une perspective critique[1]..

Quelle que fût leur appréciation normative, ces termes renvoyaient, à l’époque, au fascisme italien, au national-socialisme allemand, à toute une série de régimes autoritaires d’Europe centrale et orientale qui peu ou prou lorgnaient vers ces modèles, aux mouvements politiques de cette inspiration, de ce « champ magnétique »[2] qui travaillaient entre les deux guerres les démocraties libérales. J’y ajouterai pour ma part le régime de parti unique de Mustafa Kemal qui fascina la droite nationaliste allemande dans son refus du Diktat de la paix de Versailles – en l’occurrence du traité de Sèvres – et le « socialisme dans un seul pays » que fit prévaloir Staline en URSS, à partir de 1924, en épousant la passion nationale grand-russe, non sans obtenir de la sorte une certaine empathie de la part de la droite nationaliste allemande, anti-bourgeoise et anti-occidentale.

Dans tous ces régimes l’on retrouvait un tel alliage entre deux orientations apparemment contradictoires : d’une part, une volonté de rupture avec le monde ancien, ostensiblement méprisé, que l’on ne projetait pas de restaurer – à l’instar des réactionnaires à la Charles Maurras – mais que l’on voulait régénérer par l’exaltation d’un Homme nouveau grâce à une vraie révolution morale, culturelle, technologique, économique et même, parfois, sociale ; d’autre part, l’attachement à certaines catégories traditionnelles de la famille, de la sexualité, de l’autorité, de la nation, de l’identité culturelle, quitte à bousculer leurs cadres institutionnels tels que les Églises, l’école, l’Université, voire l’armée ou la famille elle-même, en dressant les enfants contre leurs parents, leurs professeurs, leurs généraux et leurs prêtres au nom des impératifs de la révolution.

De nos jours nombre de régimes renouent avec cette combinaison paradoxale. Ainsi de l’Inde de Narendra Modi, de la Russie de Vladimir Poutine, de la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, de la Hongrie de Viktor Orbán, de l’Israël de Benjamin Netanyahou, de l’Argentine de Javier Milei, et de bien des États subsahariens. Mon hypothèse, que j’ai hasardée depuis 2017 dans différents médias – Mediapart, Le Temps et Blast[3] – est qu’Emmanuel Macron participe de cette tendance globale. Affirmation qui nécessite immédiatement des mises en garde si l’on veut éviter que le débat ne s’égare dans les méandres de la polémique et d’une conception erronée de la comparaison.

##Comparer Macron avec d’autres figures révolutionnaires conservatrices

L’historien Paul Veyne nous rappelle que dans la langue française le verbe « comparer » comporte deux sens antithétiques : l’on compare à pour exprimer la similitude, l’on compare avec pour mettre en jeu la différence (ou la spécificité) au-delà de la similitude, éventuellement factice ou superficielle. Dans notre cas, il s’agit évidemment de comparer Emmanuel Macron avec d’autres figures politiques contemporaines ou de l’entre-deux-guerres. Le lecteur sera suffisamment charitable pour ne pas me reprocher de le comparer à Hitler, à Mussolini ou à Poutine. Et d’ailleurs il est moins question de comparer Emmanuel Macron à tel ou tel que de comparer la situation française d’aujourd’hui avec d’autres situations politiques, d’aujourd’hui ou d’hier.

Ce qui doit nous importer, ce sont bien des logiques de situation que servent des acteurs politiques, souvent à leur corps défendant, ou sans même qu’ils en soient conscients. Mon raisonnement relève de la sociologie historique et comparée du politique plutôt que d’une conception intentionnaliste des sciences sociales[4]. Cela ne diminue en rien le rôle et la responsabilité personnelle des acteurs – en l’occurrence d’Emmanuel Macron – mais nous interdit de limiter notre analyse à cette aune individuelle.

En d’autres termes il convient de distinguer les intentions ou l’orientation idéologique d’Emmanuel Macron et les dynamiques de situation dans lesquelles s’inscrit son action. Ces dynamiques sont celles des configurations politiques, sociales et culturelles du moment ou du passé immédiat. Mais elles sont également tributaires de l’historicité propre de la société française, de sa mémoire historique, de la panoplie des répertoires idéologiques et discursifs qu’elle a noués au fil des siècles, des rapports de force matériels et imaginaires qui se sont constitués dans le déroulé des événements.

Bref, le débat aurait tort de se cantonner à la seule personne du président de la République et de prendre pour argent comptant son auto-identification puérile à tel ou tel dieu de l’Antiquité grecque, Jupiter ou Vulcain, selon les circonstances. Son projet n’est certainement pas de faire le lit de Marine Le Pen. Il n’empêche que son action pave la route de celle-ci vers l’Elysée, en 2027, si tant est qu’une crise de régime ne survienne pas auparavant à la faveur de l’évidement progressif de son autorité.

##Logique de situation, 1

Doivent notamment être pris en considération cinq facteurs. Le premier d’entre eux est le positionnement politique qu’a choisi Emmanuel Macron en 2017. Loin d’être neuf celui-ci reprenait un vieux classique de l’histoire européenne : l’aspiration à un « État fort » dans une « économie saine » que réclamaient Carl Schmitt et les Neuliberalen dans l’entre-deux guerres, c’est-à-dire le rêve d’un « libéralisme autoritaire », selon la formule du critique de ce dernier, le juriste social-démocrate Hermann Heller.

Un tel positionnement, dans l’histoire française, a une lignée bien précise, celle de l’ « extrême-centre », qui part des « Perpétuels » de Thermidor aux technocrates néolibéraux d’aujourd’hui en passant par le réformisme autoritaire de Napoléon Ier et de Napoléon III, le saint-simonisme, les réformateurs étatistes de la fin de la Troisième République et de Vichy, les hauts fonctionnaires des Trente Glorieuses, puis de l’Âge néolibéral[5].

Or, la constante de cette orientation politique a toujours été une sourde défiance à l’encontre de la démocratie et du peuple, postulé incapable de comprendre le sens de l’Histoire, la nécessité des réformes, les bienfaits de l’accumulation primitive de capital. Des Gaulois réfractaires, vous dis-je ! Sans que l’on sache trop s’il connaît l’origine et la signification historique de cette expression, Emmanuel Macron se réclame explicitement de l’ « extrême centre ».

Cela ne le prédispose pas à jouer la démocratie contre la montée électorale de l’extrême droite qu’il prétend pourtant endiguer en appliquant son programme, à la façon d’un Viktor Orbán. Cela risque même de l’installer mécaniquement dans la position du chancelier Brüning, gouvernant par décret l’« économie saine » avant d’être balayé par le national-socialisme. Le recours immodéré aux ordonnances, aux décrets et au 49.3 participe de cette pesanteur.

D’ores et déjà Emmanuel Macron, tout jupitérien qu’il soit, entérine l’instauration d’une forme d’Etat corporatiste au sein duquel la Police et la FNSEA ont pris le contrôle, respectivement, du maintien de l’ordre et de l’agriculture, dans une perspective de défense d’intérêts catégoriels, déconnectée de l’intérêt général. Il est de plus en plus patent que l’armée prend le chemin de cette autonomisation, notamment dans le cadre du Conseil de défense, entité non constitutionnelle qu’avait mise en place François Mitterrand pour contourner le contrôle parlementaire et la réticence de son ministre de la Défense, Pierre Joxe, vis-à-vis de l’intervention militaire de la France au Rwanda.

De manière générale la conjonction de l’absence de majorité parlementaire, du libéralisme économique et du mépris de l’administration, qualifiée d’ « État profond », a conduit à la systématisation d’un gouvernement caméral, par conseils, désormais plus souvent privés que publics, dans les différents domaines de la vie de la nation.

##Logique de situation, 2

Un deuxième facteur est l’instauration à bas bruit, ces dernières décennies, d’un État policier sous couvert de lutte contre le terrorisme et contre l’immigration ou de la préparation des Jeux Olympiques, sous la pression continue de lobbies industriels, et à la faveur du développement des nouvelles technologies numériques.

Depuis vingt-cinq ans les lois liberticides se sont multipliées, la plupart des dispositions prises sous l’état d’urgence ont été ensuite introduites dans le droit ordinaire, et la numérisation du contrôle de nos vies privées ou professionnelles s’est amplifiée de manière exponentielle. Un habitus policier s’est imposé : à la population, singulièrement celle des banlieues populaires, mais aussi au gouvernement dont les ministres de l’Intérieur successifs ne sont plus que les représentants des syndicats policiers dans l’arène politique.

Le plus grave a trait non seulement à l’impuissance des organisations ou des institutions publiques en charge de la défense des libertés, mais aussi et surtout à l’indifférence ou l’inconscience des citoyens, en dépit des avertissements de personnalités souvent issues de la droite, telles que l’écrivain François Sureau, pourtant proche d’Emmanuel Macron, ou l’ancien Défenseur des droits, le chiraquien Jacques Toubon. Le consumérisme niais a désactivé la conscience politique critique, et les libertés sont allègrement sacrifiées sur l’autel du dernier modèle de l’iPhone.

Nous n’en prendrons qu’un exemple, tiré de la vie quotidienne. La généralisation des contrôles routiers automatiques, par radar et vidéosurveillance, a privé l’automobiliste de toute possibilité effective de contestation de son éventuelle verbalisation, y compris lorsque son identité a été usurpée ou lorsque la signalisation est défectueuse : tout simplement parce que l’agent administratif saisi de la réclamation ne peut y passer que quelques minutes, sans prendre connaissance du fond, et se contente donc de la rejeter, politique du chiffre oblige.

La France a été condamnée par la justice européenne, mais ne donne pas suite[6]. Demain les contrôles de la foule, puis des individus, par les technologies de l’intelligence artificielle, de la reconnaissance faciale et de la biométrie, dont le loup a été introduit dans la bergerie des Jeux Olympiques – comme en Chine –, livrera tout un chacun à l’arbitraire algorithmique de la Police.

Dans cette démission générale il n’est plus guère de personnes pour s’indigner de l’absence de tout juriste constitutionnaliste au sein du Conseil constitutionnel, par exemple, ou encore des crimes quotidiens contre l’humanité dont se rend coupable la France, au même titre que le reste de l’Union européenne, dans sa lutte contre l’immigration – laquelle provoque la mort, chaque année, de plusieurs milliers d’individus. Un ministre de l’Intérieur peut même benoitement annoncer qu’il n’appliquera pas les décisions de justice du Conseil d’État ou de la Cour européenne des droits de l’Homme et être reconduit dans ses fonctions.

Sans crainte du ridicule, un garde des Sceaux, pénaliste réputé, peut être blanchi par la Cour de justice de la République du chef d’accusation de prise illégale d’intérêts au prétexte qu’il n’avait pas compris le conflit desdits dans lequel il se trouvait. Un secrétaire général de l’Élysée, mis en examen, peut, sans sourciller, annoncer la composition d’un gouvernement dans lequel figure une ministre de la Culture elle-même mise en examen.

Nous sommes bien dans le gouvernement du grotesque, propice à la tyrannie. L’État de droit – sans même parler de la République « exemplaire » que revendiquait Emmanuel Macron – n’est plus qu’un trompe-l’œil qui ne parvient pas à faire oublier les dizaines de manifestants ou de simples passants mutilés par la répression policière et l’usage d’armes létales indignes d’une démocratie, violence institutionnelle qui vaut à la France des remontrances répétées de la part des Nations unies et des institutions européennes.

Autrement dit, sur plusieurs décennies, les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche, de droite ou d’ « en même temps », ont mis en place un arsenal législatif, réglementaire et coutumier qui donnera au Rassemblement national les clefs d’un État autoritaire contre lequel la société française n’a plus guère de défense immunitaire.

##Logique de situation, 3

Le troisième facteur qui menace insidieusement la République française est la mise en place d’un système de désinformation aux mains de l’extrême droite et de la droite traditionaliste, plus ou moins religieuse et identitariste, que relayent dans l’opinion les réseaux sociaux, parfois inféodés à des régimes révolutionnaires conservateurs étrangers, tels que celui de Vladimir Poutine.

Se diffusent de la sorte, dans les veines de la société française, les « minuscules doses d’arsenic » d’une novlangue dont un Victor Klemperer a magistralement démontré l’efficace au sujet du Troisième Reich[7]. Non seulement Emmanuel Macron – pas plus, cela va sans dire, que Les Républicains, désormais acquis à cette vision du monde – ne s’y oppose pas, en dépit de son animosité personnelle à l’encontre de Vincent Bolloré, mais il encourage ses ministres à investir ces médias, c’est-à-dire à en reprendre les codes de langage et le style culturel qui deviendra vite un « style de domination »[8] quand le Rassemblement national parviendra au pouvoir.

Dès maintenant cette adoption de la langue de l’identitarisme xénophobe se traduit en termes législatifs, comme on l’a vu avec le vote et la promulgation de la loi contre l’immigration qui certes a été en partie censurée, mais non pour des raisons de fond, plutôt parce qu’elle comportait des « cavaliers législatifs ». Chose plus grave, elle est en adéquation avec la pensée profonde du chef de l’État dont les choix sémantiques trahissent son adhésion à un imaginaire certes libéral et global – celui d’une « économie saine » – mais aussi autoritaire et bien franchouillard, celui d’un « État fort ».

La recherche de Damon Mayaffre, spécialiste au CNRS de linguistique informatique, est riche d’enseignements de ce point de vue. Elle démontre qu’Emmanuel Macron recourt de manière presque obsessionnelle au « r- à l’initiale », c’est-à-dire en début de mot : Retrouver, Recouvrer, Refonder, Restaurer, Reconstruire, Réarmer, etc. C’est au fil de ce penchant qu’il rebaptise Renaissance son mouvement En marche, qu’il crée un Conseil national de la refondation, qu’il institue un ministère de la Réinvention démocratique.

Ce vocabulaire donne une orientation particulière au r- à l’initiale de son désir de Révolution ou de Renaissance qui ne peut plus guère cacher ses « affinités électives » (Max Weber) avec la « renaissance » ou la « révolution nationale » de Philippe Pétain, lui aussi tiraillé entre une sensibilité purement réactionnaire et des velléités d’ « Homme nouveau » qu’incarnaient une partie de ses soutiens ou de ses alliés, souvent issus du catholicisme, et que l’on retrouvera parfois dans la réorganisation du patronat français au cours des Trente Glorieuses[9].

Il est d’ailleurs révélateur qu’Emmanuel Macron ait rabroué sa Première ministre Élisabeth Borne lorsque celle-ci condamna toute indulgence idéologique à l’égard de Philippe Pétain. Consciemment ou non, il reprend à son compte le vieux rêve de réconciliation – encore un r- à l’initiale – entre de Gaulle et Pétain que caressa longtemps l’extrême droite et qu’a réveillé Éric Zemmour pendant sa campagne présidentielle de 2022. Mais, « en même temps », son répertoire est martial, dans le domaine de la sécurité, de l’économie, de la santé, de la démographie.

Il est donc potentiellement compatible avec la thématique de la « guerre culturelle », le grand cheval de bataille des révolutionnaires conservateurs urbi et orbi qu’il a enfourché sans vergogne (ou invité sa garde rapprochée à enfourcher) en 2020 pour dénoncer le « wokisme », le « séparatisme », le « grand effacement », la « décivilisation » et autres énoncés chers à la Nouvelle Droite qui a su les instiller dans le débat public depuis la fin des années 1970 au point de les rendre hégémoniques[10].

##Logique de situation, 4

Un quatrième facteur intervient dans la dérive de la démocratie française, d’autant plus redoutable qu’il se pare des vertus de la décentralisation. Cette dernière peut donner naissance à des bonapartismes locaux, un « style de domination » dont Georges Frêche a été pionnier, à Montpellier, mais qu’illustrent aujourd’hui, d’un côté et de l’autre de l’échiquier politique, un Laurent Wauquiez, une Anne Hidalgo ou une Valérie Pécresse.

Lorsque l’orientation idéologique du César local s’y prête, il y a là un potentiel révolutionnaire conservateur que l’on ne doit pas négliger : parce qu’il est susceptible de s’actualiser dans des territoires où prévaut un régime de presse unique, sans contre-pouvoir médiatique, du fait du monopole dont jouissent les quotidiens régionaux ; parce que les collectivités locales, les associations, les institutions universitaires sont tributaires des subventions du conseil régional, voire du président ou de la présidente en personne ; parce que prévaut dans l’ensemble du territoire national une sourde défiance à l’encontre du « parisianisme », c’est-à-dire, souvent, des élites intellectuelles critiques.

Il sera sans doute difficile à un Laurent Wauquiez d’obtenir la suppression de l’enseignement de la sociologie dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, comme est parvenu à le faire son homologue de Floride, mais nous le voyons déjà faire un usage très discrétionnaire des subventions dans le domaine culturel, couper le financement régional de Sciences Po Grenoble suspecté d’islamo-gauchisme, exiger avec succès l’annulation d’un colloque universitaire sur la Palestine à Lyon.

Placés sous la coupe de la Place Beauvau et de l’Élysée, les préfets ne sont pas les meilleurs remparts de la défense de l’État de droit au niveau régional dès lors que l’Exécutif prend avec celui-ci des libertés croissantes à l’échelle nationale. Durant la pandémie de Covid-19 l’on a ainsi vu les uns et les autres marcher main dans la main pour imposer l’un des confinements les plus sévères et policiers de l’Europe, le ministère de l’Intérieur invitant, le 20 mars 2020, les maires et les préfets à utiliser la « totalité de leurs pouvoirs de police » pour durcir les mesures nationales, à l’image du maire de Nice qui venait de décréter un couvre-feu en sus des restrictions apportées par Paris à la circulation des personnes. 210 municipalités se sont prêtées de leur propre gré à la manœuvre.

Par ailleurs préfets et maires ont rivalisé de zèle pour interdire l’accès à des espaces verts ou sauvages, tels que forêts, plages et montagnes, dans une logique plus punitive que sanitaire, et au risque d’aggraver le coût mental du grand enfermement dont nous n’avons peut-être pas encore pris toute la mesure.

Le bonapartisme local rend d’autant plus menaçant l’amendement de la loi visant à renforcer la sécurité et la protection des élus, adopté le 7 février par le Parlement, et qui fait bénéficier tout « titulaire d’un mandat électif public ou candidat à un tel mandat » d’un délai de prescription d’un an pour porter plainte en cas de diffamation ou d’injure publique (au lieu de trois mois actuellement).

La porte est ouverte à la multiplication des procédures bâillons à l’initiative des édiles. Les organisations syndicales des journalistes y voient une épée de Damoclès pesant sur les rédactions et les éditeurs de presse alors qu’« énormément de maires ou de présidents de conseil régional mettent déjà une pression de dingue sur la presse quotidienne régionale », selon Christophe Bigot, président de l’Association des avocats praticiens du droit de la presse : « Sous le couvert de lutte contre la haine qui se déverse sur les réseaux sociaux, objectif légitime dans nos sociétés démocratiques, c’est toute la critique de l’action des élus qui est concernée »[11].

##Logique de situation, 5

Enfin il faut souligner que ces logiques de situation sont connectées à celles, du même ordre, qui prévalent à l’étranger. Sur notre continent, bien sûr, et d’autant plus que les libéraux ou les sociaux-démocrates n’ont pas le monopole de l’idée européenne, comme persistent à le croire les bons esprits. L’extrême droite ou la droite identitaristes ont elles aussi une conception plus ou moins partagée de l’Europe, en dépit des divisions de ces courants au Parlement de Strasbourg.

Tant et si bien que nous voyons maintenant Emmanuel Macron et Marine Le Pen rivaliser en amabilités à l’endroit de Giorgia Meloni ou de Viktor Orbán. Une part appréciable de l’échiquier politique, à l’extrême droite mais aussi à la gauche de la gauche – notamment, chez les Insoumis – affiche une certaine sympathie pour Vladimir Poutine, nonobstant son invasion de l’Ukraine. La France, de concert avec l’Italie et la Commission de l’Union européenne, flatte et finance l’erratique président Kaïs Saïed, héraut de la révolution conservatrice tunisienne, complotiste et antisémite, mais dont on escompte, bien naïvement, l’intercession dans l’endiguement de l’émigration africaine.

Un calcul infâme qui préside déjà aux relations de l’Europe avec les milices criminelles de Libye et le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie. Emmanuel Macron a fait du pogromeur Narendra Modi l’invité d’honneur de la célébration du 14 juillet 2023 et a accepté d’être le sien pour la fête nationale indienne – Joe Biden ayant décliné ce privilège douteux – alors que l’inauguration du très contesté temple de Ram, à Ayodhya, lançait la campagne électorale sur les rails outrancièrement identitaristes et antimusulmans de l’hindutva.

Bien que la droite traditionaliste française soit plutôt catholique et relativement étrangère à l’univers charismatique de la Religious Right étatsunienne et que les questions de mœurs n’aient pas la même acuité dans l’Hexagone qu’en Amérique, la victoire électorale de Donald Trump donnera(it) un coup de fouet à la révolution conservatrice qui s’est enclenchée en France et dont Emmanuel Macron est devenu nolens volens le fourrier. On sait combien les réseaux d’influence liés à l’alt-right sont très actifs en Europe, à partir de Budapest, Bruxelles et Rome, même si Steve Bannon n’y a pas rencontré tous les succès qu’il escomptait. Ses techniques et son style de communication font en tout cas florès et empoisonnent désormais la démocratie française d’un jet continu de « minuscules doses d’arsenic ».

Enfin, dans la légitime émotion qu’ont suscitée l’offensive du Hamas, le 7 octobre, et les crimes contre l’humanité auxquels elle a donné lieu, les relais de la droite et de l’extrême-droite israéliennes dans l’Hexagone ont intensifié leur pression idéologique et sont largement parvenus à neutraliser toute réflexion indépendante, notamment universitaire, sur la fuite en avant « illibérale » de Benjamin Netanyahou, sur sa compromission avec le suprémacisme juif et sur la question palestinienne, en assimilant la critique du gouvernement de Tel Aviv/Jérusalem à l’antisionisme et à l’antisémitisme, non sans bénéficier de l’appui d’Emmanuel Macron dont les ministres et les préfets ont pris différentes mesures règlementaires et policières pour étouffer le débat, quitte à mettre un peu plus en péril la liberté scientifique.

Agissant comme de véritables milices numériques, des groupes comme la « Brigade juive » (récemment rebaptisée « Dragons célestes »), « Swords of Salomon » ou « AmIsraël-Team Action » pratiquent le doxing à l’encontre de militants, de journalistes, d’élus, d’avocats jugés pro-Palestiniens en publiant leurs coordonnées personnelles sur les réseaux sociaux pour déclencher une campagne de harcèlement téléphonique contre eux et leurs proches. Une chercheuse comme Florence Bergeaud-Blackler ne répugne pas à s’associer à ce genre de procédés en taxant dans ses derniers écrits de « fréristes » (c’est-à-dire de « Frères musulmans » ou de soutiens de ceux-ci) tels ou tels de ses collègues ou diverses personnalités[12].

##L’enchaînement des bifurcations

Encore une fois ce serait mal lire cet article que d’en réduire l’analyse au seul niveau de l’intentionnalité des acteurs et de la cohérence de leurs politiques publiques. L’essentiel tient aux effets d’enchaînements, souvent involontaires, voire non pensés, à l’enfilement de bifurcations parfois anodines dont l’historien Philippe Burrin a dégagé l’importance dans les itinéraires personnels des parties prenantes des révolutions conservatrices de l’entre-deux-guerres et de la collaboration avec l’occupant nazi[13]. Les circonstances dans lesquelles s’effectuent ces choix et ces glissements sont fréquemment contingentes, tantôt dramatiques tantôt banales.

De ce point de vue la pandémie de la Covid-19, la préparation des Jeux Olympiques de 2024, l’acceptation implicite et progressive de la numérisation du monde sans qu’aucune protection réelle des libertés publiques ne soit mise en œuvre, sa marchandisation effrénée et la privatisation de l’espace public qui s’en suit apparaîtront sans doute aux historiens comme autant d’antichambres de l’État autoritaire qu’érigera le Rassemblement national en 2027, sinon avant en cas d’effondrement des institutions.

On ne pourra comprendre ce basculement de la France, « patrie des droits de l’Homme », dans la révolution conservatrice que si l’on voit comment celle-ci répond, là comme ailleurs, au ressentiment – le grand carburant émotionnel de ce genre de régimes[14] – d’une partie croissante de la population. Ressentiment que nourrissent l’accroissement, de plus en plus indécent, des inégalités, le déclin économique des classes moyennes, l’assombrissement de l’avenir ; l’impression du déclassement de la France et plus largement de l’Europe ou du monde occidental face à la montée de la Chine ; la nostalgie confuse de la « perte de l’Empire », de rose colorié sur les cartes des écoles communales qu’ont encore fréquentées les vieilles générations ; ou encore le traumatisme de la guerre d’Algérie que des dizaines de milliers d’appelés et de rapatriés ont inoculé dans les provinces faute de reconnaissance publique des faits, pudiquement qualifiés d’ « événements ».

Et aussi colère rentrée – traduction plus fidèle du der Groll de Max Scheler que le terme de ressentiment[15] – à l’encontre des technocrates, des intellos et des bobos de Paris, une colère dont les Bonnets rouges, en 2013, les Gilets jaunes, en 2018, et les paysans, en janvier 2024, ont été la pointe acérée, mais que nombre d’observateurs disent sentir frémir dans les profondeurs du pays et que met en forme électorale le Rassemblement national.

Autant de malheurs, autant d’iniquités dont on impute la responsabilité à l’Autre, fût-il de l’intérieur : l’étranger, l’immigré, le réfugié. La corde est usée, mais elle sert encore. La similitude avec la fin du XIXe siècle et l’entre-deux guerres est troublante, et elle n’a rien de rassurant. Seul le visage de l’Idiot utile de service a changé : hier le Juif, le Rital, le Polak, le Chinois ou l’Asian ; aujourd’hui l’Arabe, le Musulman, le Noir et à nouveau le Juif, supposé tirer les ficelles du capitalisme financier débridé et, bien sûr, du massacre de masse de Gaza, sans oublier le 11 Septembre et, pourquoi pas, les atrocités de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, dans lesquelles d’aucuns reconnaissent sans trop de difficultés la main du Mossad.

Vue sous ces angles, la révolution conservatrice qui est en marche en France est banale, à l’aune de ce qu’il se passe dans le reste du monde. Y compris en ce qu’elle accompagne le passage d’un monde d’empires, gouvernant ses possessions par le truchement de la diversité ethnique et religieuse, à un monde d’États-nations dont la domination est centralisatrice et unificatrice et dont la définition de la citoyenneté est d’orientation ethno-religieuse, au prix de l’assimilation coercitive, voire de la purification ethnique[16].

La transformation de l’idée laïque, instituant la séparation de la religion et de l’État et la neutralité de celui-ci par rapport à celle-là, en laïcité comme nouvelle religion nationale participe de cette logique de situation[17]. L’arrogance universaliste de la Grande Nation ne changera rien à sa commensurabilité avec la Russie de Poutine, l’Inde de Modi, la Turquie d’Erdoğan ou la Hongrie d’Orbán, sans même parler de l’Amérique de Trump.

##La responsabilité de Jupiter

Les partisans d’Emmanuel Macron en tirent la conclusion que celui-ci ne peut être tenu pour responsable d’une montée de l’identitarisme qui frappe l’ensemble du monde. À ce plaidoyer pro domo j’oppose plusieurs objections. Les unes relèvent de la trivialité du jeu politique. Pour garantir sa réélection en 2022 Emmanuel Macron a conclu un pacte faustien avec Nicolas Sarkozy, tenant de la « laïcité positive » et de l’ « identité nationale » à laquelle il avait dédié un ministère en charge également de l’immigration pour que les choses soient bien claires, et auteur de l’ignoble discours de Grenoble en 2010.

Avec la même intention Emmanuel Macron a lancé, en 2020, une campagne de rectification idéologique contre les études de genre, les études postcoloniales, le wokisme à laquelle il a attelé son Premier ministre Jean Castex, son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et sa ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal, sans répugner à entonner la ritournelle de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.

Entre exaltation du Mont-Saint-Michel comme « emblème de l’universalisme français », participation à la messe du Pape François à Marseille, célébration de la fête juive d’Hanoukka dans l’enceinte de l’Élysée et complaisance extrême à l’égard de l’enseignement privé catholique sous contrat avec l’État, de facto exonéré de ses obligations légales en matière de respect de la liberté religieuse et philosophique de ses élèves, il s’est définitivement affranchi, en 2023, de l’idée laïque dans l’espoir de contenter Sa Majesté médiatique Vincent Bolloré et l’électorat de la droite traditionaliste ou extrême.

La compromission avec cette dernière est donc allée jusqu’au vote de la loi scélérate contre l’immigration, non sans reprendre les éléments de langage du Rassemblement national ou de Reconquête ! sous forme de couper/coller. Elle se poursuit sous nos yeux avec la volonté d’abroger le droit du sol à Mayotte et l’indivisibilité de la République.

Sous la loupe des historiens la responsabilité personnelle d’Emmanuel Macron dans l’accession au pouvoir du Rassemblement national sera sans nul doute écrasante. Et d’autant plus évidente qu’au fond il adhère sans doute largement, dans son intimité, sinon aux idées de celui-ci, du moins à sa conception de la nation et de l’histoire françaises, ainsi qu’il l’a laissé poindre dès sa première campagne présidentielle. On ne poursuit pas sans dommages ses études secondaires dans l’enseignement catholique…

Néanmoins, les « affinités électives » du macronisme avec la révolution conservatrice sont plus profondes que l’écume du petit jeu politicien ou des aléas biographiques. Entre les deux guerres, les révolutions conservatrices, dans leurs différents avatars – fasciste, national-socialiste, kémaliste, stalinien, etc. – avaient affaire avec le traumatisme de la guerre, de la défaite (ou de la « victoire mutilée » dans le cas de l’Italie) et de la terrible pauvreté qui s’en était suivie. Nous n’en sommes pas (encore ?) là.

En revanche nous retrouvons dans notre époque immédiatement contemporaine deux autres ingrédients des révolutions conservatrices de l’entre-deux guerres. D’une part, les logiques de « masse », dont un Elias Canetti avait eu une profonde intuition, sous les visages de la « société de masse » de l’industrialisation, de l’urbanisation et des mass media, de la « guerre totale », des pandémies – à commencer par celle de la grippe dite espagnole qui causa la mort de plus de personnes que la Première Guerre mondiale[18].

D’autre part, la mise en concurrence généralisée des individus, dans le cadre d’un capitalisme et d’un État de plus en plus abstraits et propices aux explications complotistes de la marche du monde, selon les hypothèses respectives de Max Scheler et de Luc Boltanski[19].

Or, la politique d’Emmanuel Macron est liée à ces deux phénomènes. Il promeut un capitalisme financier qui se confond avec sa numérisation croissante, formidable accélérateur des effets de masse, en particulier par le biais des réseaux bien peu sociaux, et met en concurrence exacerbée les individus, non sans ériger le burn-out en maladie professionnelle du siècle. Il confie le gouvernement de la cité – et l’avenir des adolescents, par le biais de Parcoursup – à des algorithmes ô combien abstraits et énigmatiques pour le commun des mortels. Il assume sans scrupules l’ « ubérisation » du marché de l’emploi et le démantèlement de l’État-providence en acceptant d’accroître le sentiment d’incertitude et de déclassement de la majeure partie de la population, classes moyennes comprises.

En outre, la contingence de l’histoire a voulu qu’il ait dû faire face à la pandémie de la Covid-19. Un défi qu’il a relevé en mettant en scène, sur le mode martial qu’il affectionne, une guerre totale contre la maladie, menée dans l’enceinte camérale et aconstitutionnelle du Conseil de défense et du Conseil scientifique, et en imposant au pays une « expérience d’obéissance de masse » [20], un régime de soupçon généralisé à l’encontre des citoyens à partir de la procédure de l’ « attestation » (et de son éventuel contournement frauduleux, systématiquement suspecté par les forces de l’ordre), l’obligation de la vaccination, le fichage et la traque de la population, tout cela bien au-delà des seules nécessités sanitaires.

Trop souvent le débat – et la polémique – autour de la dérive « illibérale » de la France est réduite à la seule figure, honnie ou (de moins en moins) appréciée, du président de la République. Quelle que soit l’hybris jupitérienne ou vulcanienne de ce dernier, son action s’inscrit dans un jeu de forces, à la fois synchronique et diachronique, dont il est souvent le simple jouet. Il est plus important de réfléchir à des enchaînements complexes de circonstances contingentes et hétérogènes qui enclenchent, dans des situations historiques concrètes, de nouvelles configurations : ce que j’ai nommé des « moments d’historicité ».

Il n’a pas été suffisamment relevé, par exemple, que les émeutiers de juin 2023 ont été des enfants de la Covid qui ont vécu, à un âge compliqué et vulnérable, les effets délétères d’un confinement policier particulièrement autoritaire dans leurs quartiers populaires, ayant donné lieu à un sur-contrôle et une sur-verbalisation de la jeunesse, dans des conditions de promiscuité pénibles du fait de l’exiguïté des logements.

Si l’on ajoute à cela le mépris de classe et la relégation dont leurs parents ont fait l’objet après avoir été flattés et même exaltés par le verbe présidentiel pour leur rôle en « première ligne » pendant la pandémie, tous les ingrédients ont été réunis pour l’explosion de leur colère ou de leur rage qui ont été immédiatement criminalisées, « racialisées » et réprimées et ont fourni un argumentaire facile aux tenants de l’ordre et de l’autorité, sans que la moindre attention soit portée à la question de l’inégalité croissante qu’engendrent l’ubérisation de l’économie et le démantèlement des services publics.

De même la pandémie et le confinement ont accéléré la numérisation de la société en contribuant à sa déshumanisation et à son abstraction croissantes, propices aux théories complotistes, et à son contrôle policier, potentiellement totalitaire. Mais la crise sanitaire de 2020-2021 s’est insérée dans le prolongement des politiques néolibérales suivies depuis les années 1980 et de la surveillance policière de l’Hexagone que n’ont cessé de reconduire, au fil des décennies, l’Occupation allemande, la guerre d’Algérie, la lutte contre le communisme et le gauchisme, la chasse aux migrants, les dispositions de la lutte anti-terroriste et de l’état d’urgence, et enfin la « guerre » contre le virus.

La révolution conservatrice qui est en marche en France, comme dans de nombreux pays, n’est pas un caprice du prince, mais un fait de société et d’histoire que l’on observe dans l’un des États occidentaux les plus centralisés et les plus coercitifs en termes de ratio forces de l’ordre/population, de contrôles d’identité et de violences policières, et dans lequel le pluralisme de la presse n’est plus de mise sur une bonne partie de son territoire. C’est ce qui la rend d’autant plus inquiétante.

Neuf ans après une première tentative de réintroduction dans le code pénal de la déchéance de nationalité, la République française renoue avec l’État français de Vichy en s’attaquant maintenant au droit du sol, héritage de 1789, pour donner satisfaction à l’électorat de l’extrême droite et valider la « victoire idéologique » de cette dernière. Comme dans les pages les plus sombres de notre histoire l’étranger et les colonies fournissent à nouveau le banc d’essai de l’autoritarisme xénophobe et raciste. Plus qu’un symptôme, des retrouvailles, une résurgence. Bref, des « r- à l’initiale », en pagaille.


Jean-François Bayart

POLITISTE, PROFESSEUR À L'IHEID DE GENÈVE TITULAIRE DE LA CHAIRE YVES OLTRAMARE "RELIGION ET POLITIQUE DANS LE MONDE CONTEMPORAIN"

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Shaden et Ibrahim ont reçu une obligation de quitter la France après avoir déposé une demande de régularisation auprès de la préfecture d’Ille-et-Vilaine. Si celle-ci affirme avoir suspendu la procédure après la médiatisation de l’affaire, la mesure d’éloignement n’est pas pour autant annulée.


Le Rheu (Ille-et-Vilaine).– Dans leur petite maison située en périphérie de Rennes, les effluves d’un café venu tout droit de Palestine s’échappent de la cuisine pour envahir le salon. Ibrahim rejoint sa femme, Shaden, assise sur le canapé. Les enfants ne vont pas tarder à rentrer de l’école. « Pour la plus grande, au début, ça a été vraiment dur. Elle a vécu les bombardements de 2018 et a été traumatisée », confie la mère.

La fillette est arrivée en France à l’âge de deux ans et demi. Traumatisée par ce qu’elle a vu à Gaza. « Elle entendait des bruits sourds des bombardements. Elle en faisait des cauchemars. » Chaque soir, elle prenait place dans le lit du couple, paralysée à l’idée de dormir seule. Les parents lui ont trouvé un psychologue, qui l’a suivie quelque temps. Aujourd’hui, elle est très sociable, se réjouit Shaden, qui précise qu’elle a malgré tout toujours besoin qu’on l’accompagne lorsqu’elle se rend aux WC.

Mais alors que la fillette allait mieux, elle voit désormais ses parents, et notamment sa mère, pleurer en lisant la presse arabophone ou en regardant Al Jazeera. Ce jeudi 8 février dans l’après-midi, la chaîne montre les images de Rafah, où plus d’un million de déplacé·es survivent sans rien ou presque après avoir fui la bande de Gaza, dont les habitations sont ravagées par la guerre.

« On essaie de ne pas regarder les infos quand les enfants sont là, mais ils ressentent tout », regrette Shaden, dont la famille a trouvé refuge sous les tentes de Rafah. Son frère, Majd, est décédé sous les bombardements, alors qu’il se trouvait dans le salon de la maison familiale, dans un quartier du centre de la bande de Gaza. Il avait 23 ans.

« Ma famille n’a pas voulu me le dire tout de suite, mais j’ai vu son nom sur Telegram et j’ai compris. » Ce soir-là, son père est blessé également. Il a depuis une fracture, suppose-t-elle, mais il n’ose pas se rendre à l’hôpital sachant toutes les urgences qu’il y a à traiter, comme les amputations.

Sur son ordinateur, Ibrahim fait défiler les photos de cet « enfer » : la maison de la famille de Shaden, pulvérisée et rendue à l’état de ruine, mais aussi le visage ensanglanté de son frère décédé, le corps enveloppé d’un linceul blanc, sur lequel se penche un proche. « Ça, c’était notre appartement », dit-il, l’air blasé. En tout cas ce qu’il en reste.

##Une OQTF suspendue mais pas annulée

Et « malgré tout ça », la préfecture d’Ille-et-Vilaine voudrait les « renvoyer » là-bas ? « Ils veulent mettre en jeu notre vie, nous envoyer à la mort », souffle l’homme âgé de 37 ans, qui ne se considère pas comme « immigré » ou « migrant », termes parfois péjoratifs et instrumentalisés, mais comme « expatrié ».

Depuis près d’une semaine, le couple est sous les feux des projecteurs. Un article de Ouest-France est venu mettre en lumière la situation ubuesque dans laquelle ils se retrouvent plongés, depuis que la préfecture a refusé leur demande de titre de séjour « vie privée et familiale » et leur a en sus délivré une obligation de quitter le territoire français (les fameuses OQTF).

Comment est-ce possible ?, s’interrogent-ils. « On sait qu’on a droit à ce titre grâce à notre intégration. On remplit les critères, on a des amis français, j’ai une promesse d’embauche », égraine Ibrahim, qui dit ne pas comprendre comment les autorités ont pu prendre une décision pareille.

Face au tollé provoqué par l’article de Ouest-France, la préfecture n’a pas tardé à réagir en publiant un communiqué, dans lequel elle précise que « contrairement à ce qui est relayé sur les réseaux sociaux, aucun éloignement vers la Palestine n’est organisé dans le contexte actuel ». « Les intéressés se sont vu notifier des obligations de quitter le territoire français (OQTF) en mai 2023, avant les événements tragiques qui se déroulent actuellement à Gaza », poursuit-elle, indiquant que la mesure d’éloignement est « suspendue ».

Mais l’OQTF n’est pas annulée pour autant et l’affaire court toujours devant le tribunal administratif de Rennes, puisque le couple a contesté la mesure d’éloignement en novembre dernier, et a dans le même temps formulé une demande de réexamen dans l’espoir d’obtenir l’asile en France.

La préfecture attend donc simplement que la demande soit traitée, ce qui signifie concrètement que le couple pourrait être expulsé en cas de nouveau rejet de sa demande. Dans son mémoire en défense daté du 23 janvier, que Mediapart a pu consulter, la préfecture assume d’ailleurs vouloir éloigner Shaden et Ibrahim malgré le massacre en cours à Gaza.

« Le couple ne démontre pas être dépourvu de toute attache dans leur pays d’origine », peut-on lire pour justifier l’OQTF. Puis plus loin : « S’il est exact que la situation sécuritaire dans la bande de Gaza est très dégradée, [...] il n’en est pas de même en Cisjordanie, où, si des heurts épars sont constatés, la situation est globalement stable, et qu’il paraît concevable que les intéressés puissent s’y installer. De même, leurs enfants en sont encore aux premiers apprentissages scolaires, si bien qu’il n’est pas démontré qu’ils ne pourraient pas poursuivre cette scolarisation en Cisjordanie. »

##Leur demande d’asile rejetée en 2018

L’avocate du couple, Me Le Verger, dit avoir été abasourdie en découvrant le contenu de ce mémoire, adressé après la clôture de l’instruction. « De manière générale, on était plutôt confiants sur leur demande d’admission exceptionnelle au séjour. C’est un couple amoureux de la France, lui est professeur de français, bénéficiant d’une promesse d’embauche et très actif dans la vie de leur commune. »

L’avocate estime qu’il s’agit là d’un cas symptomatique de la politique du chiffre menée par le ministère de l’intérieur, qui s’entête à délivrer des OQTF à des ressortissant·es de pays en guerre. « Il y a une volonté d’expédier les dossiers, quitte à créer de la précarité et de la souffrance. Et finalement, les tribunaux sont engorgés à cause du manque de professionnalisme ou de moyens des préfectures. » Sollicité par Mediapart, le ministère n’a pas donné suite.

On parle français, on se sent français, on rêve en français.

Ibrahim

Dans la maison, Naya, du haut de ses 3 ans, fait des tours de vélo dans le salon, tandis que les deux plus grands attendent que le dîner soit servi. Les deux plus jeunes sont nés en France, et ne parlent que français. « Il n’y a que l’aînée qui est née à Gaza », explique Shaden, qui s’étonne des arguments avancés par la préfecture. « Et puis, ils ne savent pas que les Gazaouis ont l’interdiction de se rendre en Cisjordanie ? »

Pour le couple, ces passages ont eu l’effet d’une déflagration. « C’est choquant. On vit en France depuis six et huit ans. On parle français, on se sent français, on rêve en français. On s’assume totalement depuis des années et ils refusent de nous donner les papiers. »

Professeur de français, Ibrahim a rejoint la France en 2016 avec un visa étudiant, après un premier séjour à Vichy en 2012 à l’occasion d’une formation financée par une bourse. Shaden le rejoint deux ans plus tard, avec un visa équivalent, et poursuit ses études de langues pour se spécialiser en anglais.

Lorsqu’ils décident de demander l’asile, en juillet 2018, c’est la douche froide. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) rejette leur demande, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) vient confirmer cette décision. Au bout de deux ans de procédure, ils tombent dans l’irrégularité mais se battent malgré tout pour rester.

S’éloigner de la famille a sans doute été le choix le plus difficile de leur vie. « On avait notre vie là-bas, notre logement, notre métier de professeur. On est venus avec notre argent et on a assumé tous les frais jusqu’à ce jour, sans aucune aide. »

Mais ce qui les a poussés à vouloir rester en France, précisent-ils, « ce sont [leurs] enfants ». « C’est ce qu’on a de plus précieux. Quand on a vu l’état psychologique de notre fille, ça nous a décidés. On veut qu’ils vivent en paix. » C’est au vu du contexte que le couple a demandé un réexamen de sa demande d’asile auprès de l’Ofpra le 21 janvier.

##Une vie suspendue

L’audience au tribunal administratif, prévue le 24 janvier, a été reportée, sans date fixée encore à ce jour, car la préfecture a répliqué avec son mémoire en défense la veille. En attendant de savoir s’ils obtiendront l’asile ou si l’OQTF sera annulée par la justice, Shaden ne vit qu’à travers les écrans. « Ma vie s’est arrêtée depuis que la guerre a repris. » La trentenaire a dû mettre ses études en suspens, et surveille les chaînes Telegram jour et nuit, à la recherche de noms de proches décédés. « Il y a tellement de morts qu’on tente de filtrer par région. »

Le couple « angoisse tout le temps » pour ses proches, et reste sans nouvelles durant des semaines parce que ces derniers n’ont pas de connexion ou d’électricité pour charger leurs téléphones. Jusqu’au message dans lequel ils indiquent simplement être « vivants ». L’autre jour, son aînée a compris que les cadeaux qu’elle avait fait parvenir à sa cousine préférée avaient été détruits dans les bombardements. « Ça lui a fait mal parce que ça lui tenait à cœur, c’étaient des choses qu’elle avait choisies elle-même. »

Dans l’entrée, un collier au pendentif incrusté d’une photo de son frère lui rappelle la douleur de n’avoir pas revu Majd avant qu’il ne disparaisse. Elle aurait pu voyager, avant que cette nouvelle étape de la guerre ne démarre, si elle avait eu « des papiers ».

Elle dit n’avoir jamais obtenu de réponse de la préfecture lors de sa première demande de régularisation, une fois son titre étudiant expiré. Heureusement, note-t-elle, un réseau de solidarité local se mobilise pour leur venir en aide. Le téléphone ne cesse de sonner le jour où nous les rencontrons. « Tu sais que le monsieur du bar PMU a reconnu ma tête dans le journal ?, lance Ibrahim à son épouse. Il était révolté de ce qui nous arrive. »

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Des vidéos que révèle Mediapart montrent qu’une femme de 67 ans, juive orthodoxe, a été privée de sa perruque alors qu’elle venait d’être arrêtée pour un refus d’obtempérer au commissariat de Créteil. Son avocat dénonce des violences policières « sexistes et antisémites ».


Sur les images, une femme est allongée sur le sol carrelé blanc, un bras menotté au pied d’un banc métallique, maintenue par deux policiers. On l’entend crier : « Je suis juive, je veux ma perruque. Ma perruque… » En vain. Sa tête est nue, ses cheveux apparents. La scène dure de longues minutes. 

Elle est issue d’une vidéo filmée par un policier du commissariat de Créteil (Val-de-Marne) le 8 juin 2023, et que Mediapart s’est procurée. Elle raconte l’histoire de Sarah*, 67 ans, retraitée, mère de six enfants et grand-mère de 30 petits-enfants, interpellée après un contrôle routier et accusée de « refus d’obtempérer » et de « dégradation de bien ».

Juive orthodoxe au sein d’une communauté Loubavitch, Sarah porte des perruques depuis ses 18 ans, l’année de son mariage, conformément à sa pratique religieuse. « M’arracher ma perruque est une des pires choses que l’on puisse me faire. À la maison, j’ai la tête couverte. Même la nuit », explique Sarah dans un entretien à Mediapart. Ce jour-là, dit-elle : « J’ai été humiliée, brisée… »

Son avocat, Arié Alimi, a déposé plainte pour « atteinte à la liberté individuelle » via une arrestation arbitraire, des « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique » et des « violences commises en raison d’une appartenance religieuse et du sexe ». « On est à l’intersection de plusieurs violences : des violences sexistes, à caractère antisémite et une violence policière », estime Arié Alimi.

De son côté, Sarah est visée par une plainte de la police pour « mise en danger de la vie d’autrui avec risque immédiat de mort » et « dégradation de bien public ».

Contactée à de multiples reprises, la préfecture de police de Paris n’a pas donné suite à nos demandes.

###Un contrôle routier

Ce jeudi après-midi de juin 2023, Sarah rentre d’une boucherie de Créteil où elle a l’habitude de faire ses courses. Devant elle se trouvent trois motards qu’elle n’identifie pas comme des policiers immédiatement. Elle les klaxonne et poursuit sa route. Les agents de la patrouille motorisée de la compagnie de sécurisation et d’intervention de la circonscription de Créteil, eux, décrivent un véhicule roulant « à une vitesse excessive ». Ils encerclent Sarah, procèdent à un contrôle d’identité. Au milieu de la procédure, elle recule et heurte une moto garée juste derrière sa voiture. Les policiers braquent leurs armes de service sur elle. 

Les images, consultées par Mediapart, racontent la suite de la scène. Sarah assure qu’elle n’avait pas vu la moto. Et que si elle l’a heurtée, c’est « sans le faire exprès ». Elle dit aux policiers qu’elle a eu peur et a été choquée de voir leur « flingue ». Sur procès-verbal, un policier justifie la sortie d’arme par un « danger immédiat ». Allant jusqu’à dire : « La conductrice étant sur le point de nous percuter de plein fouet sans possibilité de nous protéger. »

Sur place, le ton monte. Les agents emmènent Sarah au commissariat. Elle refuse d’être menottée. « J’ai expliqué que j’étais claustrophobe [...] Ils ont accepté de ne pas m’entraver », a raconté la retraitée dans sa plainte à l’IGPN.

###« Un coup de genou dans le dos »

Un policier serait alors arrivé « en colère », selon sa plainte, affirmant que « ça ne se passerait pas comme ça ». Il l’aurait alors empoignée pour la lever, Sarah serait « tombée dans les pommes ». Pour la redresser, il lui aurait donné « des coups », notamment « un coup de genou dans le dos ». Sa tête aurait heurté le banc de garde à vue et le mur ; sa perruque aurait alors légèrement glissé.

Les policiers la lui enlèvent. Un des motards le justifie dans son compte rendu écrit : « Sa perruque l’empêchant de respirer correctement, un effectif lui retire [...] lorsque l’interpellée devient complètement hystérique et se met à hurler qu’elle veut récupérer sa perruque ».

Ce que l’agent qualifie de comportement « hystérique » – un terme « sexiste », souligne l’avocat de Sarah – figure sur les images filmées par un des policiers présents, et versées à la procédure. On y voit Sarah finalement à terre, se démener, hurler, sembler à demi consciente, voire inconsciente. D’après son avocat, elle a fait plusieurs malaises. Sa fille, jointe par le commissariat, avait prévenu qu’elle était sujette à « des crises de tétanie ». Sur les images, on la voit plusieurs minutes, sans réaction, la tête ballante, le corps raide. Elle parle difficilement, convulse…

Les policiers, eux, jurent qu’elle a « feint » les pertes de conscience. 

« Ces policiers ne sont pas médecins..., rétorque Arié Alimi. Quand on voit quelqu’un au sol, qui a l’air d’avoir perdu connaissance, leur appréciation ou leur abstention à agir peut constituer une mise en danger de la vie d’autrui. » Ils finiront d’ailleurs par appeler les pompiers, qui vont conduire Sarah aux urgences de l’hôpital. Elle y restera une heure sans être examinée. Elle ira consulter son médecin traitant le lendemain. 

Le certificat médical qu’il établit, en date du 9 juin, « constate des contusions et hématomes aux poignets, à la face interne des bras, sur les genoux, à la fosse lombaire droite, à la cuisse droite, au niveau des fesses et un état de choc psychologique ».  

###« Un acte antisémite par des représentants de l’État »

Fait surprenant : nulle part dans les 57 pages du dossier de poursuites à l’égard de Sarah n’est mentionnée la raison pour laquelle elle réclame sa perruque. Jamais sa confession, pourtant si importante pour elle, n’est indiquée.

Néanmoins, les policiers le savent. Elle leur crie qu’elle est « juive » sur une des vidéos versées au dossier. On y entend aussi distinctement l’un des agents dire qu’elle est « feuj ». Sarah est la cible de railleries. Les images le montrent. Alors qu’un policier lui demande son adresse, une collègue répond : « Rue de la perruque ! » C’est elle, entre autres, qui refusera de la lui rendre. 

« C’est une scène ignominieuse, s’émeut Me Alimi. Il faut qu’on sache comment a été traitée une femme juive dans un commissariat de la République française. » L’avocat a consulté Jonas Pardo, du collectif Golem qui lutte contre l’antisémitisme : « Arracher la perruque d’une femme juive est un acte antisémite, une atteinte à sa dignité, à sa pudeur, de la même manière qu’arracher le foulard d’une femme musulmane serait un acte islamophobe. »

Sarah regrette ce qu’elle juge être « un acte antisémite par des représentants de l’État », visée « parce que juive » : « Parce que j’étais une femme aussi. » Entravée, malmenée et humiliée, sur le sol d’un commissariat, elle explique même avoir pensé « aux nazis » et dit s’être sentie « de manière symbolique » plongée dans « une partie de l’histoire » des juifs et juives d’Europe.

###Contusions, hématomes et « choc psychologique » 

Le 13 juin, Sarah dépose plainte auprès de l’IGPN pour « violences volontaires ». « J’avais saisi l’ampleur de ma douleur, et surtout de mon traumatisme. Dès que je commençais à parler, je pleurais. J’avais des bleus sur le corps. »

« Rien que d’en parler elle se mettait à trembler, à bégayer », souligne une de ses filles. Son mari, médecin, dit aussi avoir été « très perturbé par l’état de [sa] femme ». « Même si elle sait être courageuse et résistante, elle est plus fragile depuis. C’est très révoltant. »

Mais sa plainte est classée sans suite, le 28 septembre, au motif que « l’infraction n’est pas caractérisée », selon le parquet de Créteil. Selon nos informations, Sarah a déposé une nouvelle plainte avec constitution de partie civile le 1er février.

Parallèlement, l’enquête sur les faits qui se sont produits lors du contrôle routier s’est poursuivie. Le 20 juin, Sarah est placée en garde à vue pendant six heures. Le devis de réparation de la moto qu’elle a renversée lui est présenté : 2 390,15 euros – elle devra s’en acquitter. Sur procès-verbal, elle indique : « Je déplore l’inhumanité des gens [...] J’ai été menottée de force, je suis tombée par terre, des fonctionnaires de police [...] étaient là pour me brutaliser [...] je ne reconnais pas les faits reprochés. »

Le parquet de Créteil lui a proposé une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, une forme de plaider-coupable. Sont reprochés à Sarah une « mise en danger de la vie d’autrui » et l’acte d’« avoir dégradé la moto d’un fonctionnaire de police ». La sexagénaire a refusé. Elle est renvoyée devant le tribunal le 4 mars prochain. 

Aujourd’hui, Sarah explique être dans une « révolte permanente » au sujet des violences policières. Elle témoigne pour qu’aucune autre femme ne subisse le même traitement : « Que ce soit une femme juive, arabe ou toute femme qui tient à un vêtement ou a une attitude liée à sa religion. Tout le monde a droit au respect. »

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Quatre groupes de hard rock nazi sont à l'affiche de cet événement qui pourrait se tenir fin février en région lyonnaise. Joint par «Libération», le ministère de l'Intérieur n'était pas en mesure à ce stade d'apporter plus de précisions.


Après quatre années de sommeil, le «Call of Terror» («appel de la terreur») est de retour. En 2020, la dernière édition en date de ce festival nazi avait rassemblé quelques centaines de mélomanes, venus tendre le bras sur des sérénades beuglardes gloriant la haine. Libération s'est procuré l'affiche de ce nouveau rendez-vous, le cinquième du genre : elle annonce la présence de quatre groupes de NSBM (pour «National-socialist Black Metal», du hard rock nazi) et fixe le rendez-vous au 24 février. La date n'a pas été choisie au hasard par ces nostalgiques du IIIe Reich : elle correspond à l'anniversaire de la création, en 1920, du NSDAP, le parti national-socialiste d'Adolf Hitler. Si le lieu de cette soirée est soigneusement tenu secret, elle devrait, selon nos informations, se tenir en région Auvergne-Rhône-Alpes, quelque part entre Lyon et la frontière Suisse. Joint par Libé, le ministère de l'Intérieur n'était pas en mesure à ce stade d'apporter plus de précisions sur l'événement, qui devrait mobiliser les forces de l'ordre locales.

Sur l'affiche du Call of Terror 2024, des casques de légionnaires romains stylisés et une phrase : «See you in hell» («rendez-vous en enfer»). Parmi les groupes annoncés, la formation polonaise de black metal Graveland, connue et populaire au sein de cette sphère musicale, mais pointée pour ses accointances nazies. Notamment au vu de textes publiés sur son blog, selon lesquels «nous avons tous besoin de ségrégation raciale pour préserver notre propre culture et notre spiritualité» ou encore «la confrontation entre la civilisation occidentale blanche et la civilisation des immigrés de couleur est imminente». Le groupe y tenait également des propos ouvertement antisémites et homophobes. Graveland s'était déjà produit en France en 2016 lors d'un festival de «metal viking». Lors de son passage sur scène, de nombreux saluts nazis avaient été constatés dans la foule.

Festival en sommeil depuis quatre ans

Star du concert à venir, qui a notamment été annoncé sur l'un des principaux canaux néonazis français, la chaîne Telegram Ouest Casual, Graveland partagera la scène avec les Polonais de Kataxu, tout aussi radicaux. Et avec les Italiens de SPQR (pour Senatus populusque romanus, «le Sénat et le peuple romain», devise la Rome antique), proches de la pire extrême droite transalpine et dans les concerts desquels les bras tendus sont légion. Aussi mentionné, un mystérieux groupe dénommé Leibwächte, «garde du corps» en allemand. Cette formation, qui n'a pas d'existence en ligne, est la seule dont les organisateurs du Call of Terror ne précisent pas la nationalité. Selon une source bien informée au sein de la mouvance, ce pourrait être un alias créé pour l'occasion, afin de cacher le nom du vrai groupe qui se produira. Pourrait-il renvoyer aux Français du groupe Leibstandarte, du nom de la division SS chargée de la protection rapprochée d'Adolf Hitler ?

Cela fait quatre ans que le Call of Terror était en sommeil, après les premières éditions organisées entre 2017 et 2020. Ces événements se sont tous tenus dans la grande région lyonnaise, en Auvergne-Rhône-Alpes. A la manoeuvre, selon une autre source au fait de cette mouvance : des réseaux liés aux suprémacistes du mouvement Hammerskins France, émanation d'un gang néonazi américain violent dont la branche allemande, très connectée à ses homologues français, vient d'être interdite.

Interdiction d'un événement similaire en 2023

Selon Rue89 Lyon, les précédentes éditions étaient plutôt pilotées par le groupuscule Blood and Honour Hexagone, section française du mouvement skinhead fondé en 1987 par Ian Stuart, chanteur anglais du groupe de RAC (pour «rock anticommuniste») Skrewdriver et interdit dans plusieurs pays comme l'Allemagne, l'Espagne ou le Canada. Blood and Honour Hexagone, considéré comme un «groupe de combat», a été dissous par l'Etat en juillet 2019 car il diffusait «une idéologie néonazie, raciste et antisémite, exaltant la "race blanche", appelant à la haine, à la discrimination et à la violence», notamment par «l'organisation de concerts de musique néonazie». Ses membres ont également été impliqués dans des violences, souvent à caractère raciste. En mars 2016, un vaste coup de filet avait débouché sur l'interpellation de onze militants et la saisie de 11 armes d'épaule, 28 armes blanches, des gilets pare-balles, des casques lourds et des objets ou drapeaux nazis.

En 2023, l'annonce d'un événement similaire en région Grand Est, le «Night for the Blood» («nuit pour le sang»), avait mobilisé les autorités. Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin avait réagi en personne et demandé aux «six préfets potentiellement concernés», ceux des départements où la soirée était susceptible de se tenir, de tout mettre en oeuvre pour «interdire le concert», qui l'avait effectivement été.

Sans doute échaudés, les organisateurs du Call of Terror 2024 gardent jalousement le secret du lieu de rendez-vous pour le 24 février. Une pratique classique pour ce type d'événements, dont l'adresse, le plus souvent des salles des fêtes de petites communes réservées sous des faux prétextes, n'est communiquée qu'au dernier moment et aux seuls détenteurs d'une place, afin de contourner les interdictions. Le jeu du chat et du nazi.

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Quatre images mettant en scène des actes sexuels entre une jeune femme et des gendarmes mobiles de l’escadron d’Antibes ont circulé sur des boucles réservées aux forces de l’ordre. Gênée par l’affaire, la gendarmerie refuse de dire si elle a ouvert une enquête.


Début novembre 2023, quatre photos pornographiques ont été diffusées sur des groupes Facebook en théorie réservés aux gendarmes, puisque pour être admis il faut donner son numéro Nigend (un numéro d’identification propre aux gendarmes actifs et retraités). 

Sur la première, on voit une femme nue, de dos, couchée sur le ventre. Le manche d’un tonfa, chaussé d’un préservatif, est inséré dans son anus. Sur sa fesse droite est posé l’écusson de l’escadron de gendarmerie mobile d’Antibes. 

Sur la deuxième, le canon d’un Sig-Sauer Pro, l’arme de service des policiers et gendarmes, également équipé d’un préservatif, pénètre son vagin. 

Sur la troisième, cette femme blonde est vêtue d’un polo bleu gendarmerie et pratique une fellation sur un homme, également vêtu d’un polo gendarmerie, qui la tient en laisse. 

Sur la quatrième, la jeune femme ne porte plus de polo mais un tonfa en bandoulière dans son dos. Elle pratique une fellation sur deux hommes, vêtus d’un polo gendarmerie, dont l’un (avec l’écusson d’Antibes visible sur son épaule) la tient en laisse. 

Bien que supprimées quelques jours après leur publication, ces photos ont été transmises à Mediapart par un gendarme, membre des groupes Facebook en question, pour qui le comportement de ses collègues « nuit à l’image de la gendarmerie ». Elles ont également circulé jusque dans les rangs de la police, comme ont pu nous le rapporter deux policiers qui les avaient reçues. 

Selon ces fonctionnaires, les images ont été prises dans les locaux de l’escadron d’Antibes. L’une de ces sources précise que cette unité de gendarmes mobiles est composée de « jeunes plutôt sportifs », dont certains auraient été reconnus par leurs collègues. Depuis le mois de novembre, ils ignorent quelles suites ont été données par l’institution. 

Ces images posent plusieurs questions déontologiques importantes : l’éventuel usage de locaux professionnels pour ce type d’activités, l’utilisation d’armes de service comme sextoys, le consentement donné, ou pas, par la jeune femme visible sur ces images à ce qu’elles soient diffusées. 

Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, le service de presse de la gendarmerie nationale a refusé de confirmer ou d’infirmer l’ouverture d’une enquête administrative, ainsi que de répondre à la moindre question sur le contexte de ces photographies ou les éventuelles suites disciplinaires. Sa seule réponse : « La gendarmerie ne souhaite pas s’exprimer sur le sujet. »

Il n’a par ailleurs apporté aucun éclaircissement sur la date et le lieu de ces prises de vue, l’occasion de la présence de la jeune femme, le caractère rémunéré ou non de sa « prestation », ou encore un éventuel signalement à l’autorité judiciaire. 

Dans son dernier rapport d’activité, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) reprenait un extrait du discours de son chef d’alors, Alain Pidoux, lors d’un baptême de promotion. Ce jour-là, le général rappelait à ses troupes que « l’exemplarité de tous les instants n’est pas une option » et qu’elle ne « doit pas être vécue comme une contrainte mais comme une chance, un honneur ». « Cultivez cette haute exigence morale », ajoutait Alain Pidoux, citant Françoise Sagan : « Ce n’est pas parce que la vie n’est pas élégante qu’il faut se comporter comme elle. »

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La différence de réactions de Darmanin et du gouvernement face aux manifestations ne vous saute pas aux yeux ? Faites le quiz des « Jours ».


Deux poids, deux mesures ? Depuis le début des manifestations d’agriculteurs mi-janvier, la souplesse du gouvernement et de son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin saute d’autant plus aux yeux qu’elle détonne avec leur sévérité habituelle face à d’autres mobilisations citoyennes. Après avoir annoncé qu’il ne ferait pas évacuer les barrages routiers, après avoir repoussé la présentation de la loi d’orientation agricole afin d’y intégrer des mesures pour satisfaire les demandes agricoles, après avoir appelé les préfets à une « grande modération » et les forces de l’ordre à n’intervenir qu’ « en dernier recours », le gouvernement a annoncé le 26 janvier une série de mesures censées « mettre l’agriculture au-dessus de tout », tandis que, installé derrière une botte de foin (on a dû saigner du nez dans l’équipe de com de Matignon pour trouver telle idée), le Premier ministre Gabriel Attal dénonçait « ceux qui opposent la défense de nos agriculteurs et la défense de l’environnement ». Hormis quelques véhicules blindés placés à Rungis, même le « siège » de Paris, organisé depuis ce lundi après-midi par la FNSEA et les Jeunes agriculteurs, recueille l’appel de Darmanin à la même « grande modération » de la part des forces de l’ordre.

Aux Jours, nous nous sommes donc livrés à un petit jeu pour comparer la façon dont sont traitées les mobilisations citoyennes et écologistes d’une part, et les mobilisations agricoles d’autre part. On aurait pu revenir sur le mouvement contre la réforme des retraites, lors duquel des militants ont été condamnés pour avoir préparé un soir un éventuel barrage routier pour le lendemain, ou encore sur les émeutes après le meurtre du jeune Nahel par un policier, qui ont vu des personnes être condamnées à plusieurs années de prison ferme pour avoir brûlé des poubelles, ou même encore sur le mouvement des gilets jaunes. On se contentera d’exemples de sanctions tirées d’une part des manifestations d’agriculteurs depuis le début de l’année 2024 et, d’autres part, de manifestations de militants écologistes ces derniers mois.

À vous de deviner si, lors des actions suivantes, les personnes à l’œuvre étaient des écologistes ou des agriculteurs. Pas facile… On vous rappelle donc les critères fixés par Darmanin lui-même, qui a précisé sa doctrine à géométrie variable :

  • la souffrance des concernés et concernées doit être prise en compte. « Oui ils souffrent et ils ont le droit de revendiquer […]. On ne répond pas à la souffrance avec des CRS. […] En tant que ministre de l’Intérieur, à la demande du Président et du Premier ministre, je les laisse faire », a-t-il expliqué sur TF1, le 25 janvier, à propos des agriculteurs ;

  • attention, certaines lignes rouges ne doivent pas être franchies : « Est-ce qu’ils s’en prennent aux policiers et aux gendarmes, est-ce qu’ils s’en prennent aux bâtiments publics, est-ce qu’ils mettent le feu aux bâtiments publics ? Ce n’est pas le cas. » Puis : « S’ils respectent les règles de la République, et ils le font, ce sont des patriotes, il n’y a aucune raison de faire intervenir les policiers et les gendarmes. » Puis encore : « S’ils en prennent à des bâtiments publics, évidemment que nous interviendront » ;

  • doit être pris en compte également le fait que les manifestants travaillent ou non : « Les agriculteurs travaillent et, lorsqu’ils ont envie de démontrer qu’ils ont des revendications, il faut les entendre » ;

  • enfin, il ne faut pas être «** radical **» : « Quand on tire au mortier d’artifice, qu’on attaque à la tronçonneuse ou à la boule de pétanque sur les forces de l’ordre, comme c’est le cas parfois d’écologiste radicaux, évidemment je fais intervenir les forces de l’ordre. »

Vous avez compris ? À vous de jouer.

##1)

Un groupe de 200 personnes fait irruption sur l’autoroute A13 un dimanche vers 16 heures. Le préfet de l’Eure dénonce « une action irresponsable » et saisit la justice. Neuf personnes sont mises en garde à vue.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Plus précisément de manifestants contre le projet de contournement Est de Rouen qui participaient à une mobilisation en lien avec Les Soulèvements de la Terre, le 7 mai 2023.

##2)

Plusieurs dizaines de personnes font irruption sur la même autoroute A13. Le même préfet de l’Eure vient écouter les demandes des manifestants puis, dans un communiqué, remercie les gendarmes qui « sécurisent le blocage ».

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs, le 25 janvier. Pour expliquer cet différence de traitement, la préfecture de l’Eure a précisé à nos confrères et consœurs de France 3 que les militants écologistes avaient à l’époque « envahi l’A13 par surprise […] en pleine circulation et à une heure de trafic intense », mettant « en danger leurs vies et celle des automobilistes », alors que les agriculteurs, eux, ont procédé de même après avoir alerté la gendarmerie et attendu « la mise en œuvre de mesures de sécurisation et de déviation ».

##3)

Trois personnes aspergent de peinture liquide la préfecture du Rhône. Elles expliquent être dans une démarche de désobéissance civile. Elles sont condamnées à payer 1 000 euros d’amende avec sursis et 76 000 euros de dommages et intérêts.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Les faits ont eu lieu le 22 mars 2023 et visaient à dénoncer l’inaction de l’État dans la rénovation thermique des bâtiments. Ces militants, trois trentenaires membres du collectif aujourd’hui disparu Dernière rénovation, assurent que la peinture peut se nettoyer à l’eau et ont fait appel. En août 2023 déjà, cinq militants du même mouvement avaient été condamnés pour une action similaire à 1 000 euros d’amende et 35 000 euros de dommages et intérêts.

##4)

Des dizaines de personnes repeignent la façade de la préfecture d’Agen (Lot-et-Garonne) avant de mettre feu à des pneus accolés à cette façade. Un militant annonce au mégaphone aux personnes présentes et sous les yeux des forces de l’ordre : « À la préfecture, je pense qu’ils ont compris qu’on est sacrément en colère. Maintenant vous savez où sont vos administrations qui vous emmerdent, vos banques. Allez-y ! […] Ils vont comprendre. » Cet homme est déjà connu pour avoir menacé de « mettre dehors du département » une leader politique et s’être investi dans la défense de bassines illégales, notamment à Caussade (Tarn-et-Garonne). Aucune interpellation n’a eu lieu, selon des informations de la presse locale confirmées par Le Figaro.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. Les images de cette action datant du 24 janvier montrent que le liquide utilisé pour peindre la façade est d’origine animale – du lisier. Est-ce que cela explique la mansuétude des autorités ? Selon le journaliste indépendant Clément Lanot, trois voitures de police ont régulé la circulation de façon à aider les agriculteurs à accéder à la préfecture. L’homme à la casquette jaune est un leader local du syndicat agricole Coordination rurale 47, José Pérez. Nous aurions pu prendre d’autres exemples. À Guéret, toujours le 24 janvier, la façade de la préfecture de la Creuse a été souillée de lisier, des arbres ont été déracinés, des canalisations et des systèmes de ventilation obstrués par les déjections. La maire de Guéret a rappelé son soutien aux agriculteurs tout en se disant ulcérée par ce qui s’est passé, qui aura un coût énorme pour la ville.

##5)

Trois personnes organisent une manifestation non autorisée contre une installation dont la légalité est contestée. Cette manifestation débouche sur des affrontements avec des policiers, et plusieurs observateurs dénoncent la responsabilité de l’État et des forces de l’ordre dans ces débordements. Les trois personnes sont condamnées à des peines allant de six mois à un an de prison.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci, et deux membres des Soulèvements de la Terre ont été condamnés le 17 janvier pour une manifestation ayant eu lieu en mars  2023. Selon France Bleu, « le président du tribunal a expliqué que l’état de nécessité par rapport à l’urgence climatique, c’est-à-dire le danger, le péril imminent qui justifierait ces actes, n’avait pas été retenu », mais aussi « que la désobéissance civile ne concernait que les actes de contestation sans violence ». En novembre 2022, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti avait, selon Mediapart, demandé « une réponse pénale systématique et rapide » contre les manifestants opposés aux mégabassines.

##6)

500 personnes manifestent devant la préfecture d’Albi. Deux d’entre elles sont identifiées alors que l’une met le feu à une barrière en bois et que l’autre projette la barrière contre la préfecture. Le préfet dénonce : « L’enceinte de la préfecture a été dégradée et des immondices ont été projetées au-dessus des grilles. Un incendie a été provoqué devant les grilles du bâtiment nécessitant l’intervention des sapeurs-pompiers du Tarn. Le préfet dénonce de la manière la plus absolue ces actes inacceptables qui sont des atteintes directes à nos institutions, à l’État et à la République. Le préfet du Tarn a demandé à la police nationale de tout mettre en œuvre pour identifier et interpeller les auteurs de ces actes. Il remercie les policiers, gendarmes nationaux et les sapeurs-pompiers qui sont intervenus dans des conditions difficiles. » Six personnes sont mises en garde à vue, deux sont condamnées à quatre mois de prison avec sursis.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. Sur ce coup-là, on est joueurs : un agriculteur a bien été condamné. Précision sûrement utile : il est membre du syndicat minoritaire Confédération paysanne et il manifestait contre la réforme des retraites.

##7)

Un groupe de personnes creuse illégalement une retenue de près d’un million de mètres cubes et de 20 hectares destinée à irriguer des cultures. Les deux organisateurs sont condamnés à dix mois de prison avec sursis.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. En 2018, la préfet du département du Tarn-et-Garonne a autorisé, malgré plusieurs avis contraires émis par les autorités environnementales, la construction d’un barrage destiné à former un lac artificiel à Caussade pour l’irrigation agricole (lire l’épisode 3, « Bassines : l’État brûle le droit »). Une association environnementale locale a déposé un recours, le tribunal administratif lui a donné raison. Des agriculteurs locaux, suivant l’appel de la Coordination rurale locale et de la chambre d’agriculture, toutes les deux alors présidées par Serge Bousquet-Cassagne, ont décidé de lancer les travaux eux-mêmes – avec l’aide financière de la chambre d’agriculture, qui a maquillé ses comptes pour payer la facture, épinglera la Cour des comptes. En 2022, Serge Bousquet-Cassagne et Patrick Franken, son vice-président à la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, ont été condamnés en appel à dix mois de prison avec sursis.

##8)

Des manifestants qui s’opposent à un ouvrage illégal manifestent en novembre 2021 autour du site en travaux. La préfecture des Deux-Sèvres condamne leur action et ses modalités. Une unité d’enquête d’élite de la gendarmerie est mobilisée pendant plusieurs mois pour faire la lumière sur cette action. En mars 2023, deux hommes sont condamnés à une amende de 500 euros chacun pour avoir lacéré une bâche de cet équipement.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Il s’agit de la bassine de Cram-Chaban (Charente-Maritime). Après un long parcours judiciaire, le Conseil d’État a confirmé en février 2023 l’interdiction de remplir ces bassines. L’avocat des deux condamnés s’est réjoui de cette condamnation, rappelant que le parquet avait requis des condamnations à cinq mois de prison avec sursis.

##9)

Une quarantaine de personnes, dont certaines masquées, s’introduisent illégalement sur un site de loisirs sportifs et dégradent une pelouse bien entretenue ainsi qu’un système d’arrosage. Le préfet de la Vienne dénonce « une dégradation intolérable ». Le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau s’insurge : « Il n’y aura jamais de dialogue possible avec ceux qui entendent imposer leur loi par la violence. Jamais. » Aucune interpellation n’est réalisée, mais certains suspects sont identifiés avec l’appui d’un drone et des plaintes sont déposées.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. En août 2023, le logo des Soulèvements de la terre avait été creusé dans le green d’un golf de Beaumont Saint-Cyr (Vienne) lors d’une manifestation appelée « Convoi de l’eau ». « Il s’agit d’un acte revendicatif qui n’a pas été planifié et ne relève pas de l’organisation du convoi », avaient précisé dans un communiqué les organisateurs – Les Soulèvements, le collectif Bassines non merci et le syndicat agricole Confédération paysanne.

##10)

Des manifestants apportent la carcasse d’un mammifère mort, le pendent à un arbre et l’éventre. Ce cadavre est installé face à un bâtiment de l’inspection du travail à Agen, dont les manifestants dénoncent la trop grande rigueur. Personne n’est interpellé. Des élus CGT représentant les salariés de cette institution interpellent la ministre du Travail Catherine Vautrin sur X : « Qu’attendez-vous pour réagir ? »

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. C’était au lendemain de la manifestation du 24 janvier, à l’occasion de laquelle la préfecture d’Agen avait été repeinte. Un cadavre de sanglier a été suspendu par des militants présents sur place à l’appel de la Coordination rurale.

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Plus personne ne peut nier désormais la dérive illibérale des pouvoirs publics actuels. Entre politiques migratoires racistes, pratiques autoritaires, et affaiblissement des contre-pouvoirs, la fameuse rhétorique du « en même temps » apparaît finalement comme un moyen de cacher la dérive inexorable du Président vers l’extrême-droite.


Qui aurait pu prévoir en 2017 où nous en serions sept ans plus tard, au cours du second quinquennat Macron ? Ce dernier s’était fait élire sur la prétention de remiser l’ordre politique antérieur – les vieux partis de droite et de gauche au nom du « en même temps » –, de refonder la démocratie, de redonner de l’allant à la société française, de l’ouvrir à une modernité réaffirmée avec un président jeune et intelligent, ami du philosophe Paul Ricoeur. L’écologie n’était guère présente dans les bagages de campagne de 2017, mais la nomination de Nicolas Hulot, puis la promesse d’un « second quinquennat écologique » figuraient comme autant de gages.

À l’arrivée c’est, au lieu du « ni droite ni gauche », un illibéralisme décomplexé et l’assomption des thèses de l’extrême-droite sur l’immigration. En fait de refondation des institutions et de la démocratie, nous avons assisté à un exercice du pouvoir solitaire et autoritaire, qui a vidé de son sens une expérience pourtant intéressante comme la Convention citoyenne sur le climat.

La nomination d’un Premier ministre jeune et inexpérimenté, qui lui doit tout, Gabriel Attal, pas même adoubé par l’Assemblée nationale, et dont le seul titre de gloire est l’interdiction de l’abaya (waouh !), ne risque guère de changer la donne. Plus généralement, l’exercice macronien du pouvoir débouche sur une usure et une délégitimation des institutions de la Ve République ; et sur une société française bloquée, divisée en trois groupes : extrême-droite, centre et gauche[1], les uns et les autres décalés par rapport à leurs passés et orientations traditionnelles. Quant à l’ami de Ricoeur, il s’est mué en ami de Benalla, avec un tropisme de plus en plus marqué pour la figure d’OSS 117[2].

Du côté de l’écologie, les promesses se sont volatilisées avec la démission d’Hulot, dégoûté, puis elles ont été gazées avec les Soulèvements de la Terre et les scientifiques explicitant les raisons documentées de s’opposer à l’A69. Seule consolation, nous ne sommes pas en guerre aux côtés de la Russie de Poutine contre l’Europe, le chômage a été réduit, mais le déficit du commerce extérieur a atteint les mêmes sommets que ceux de la dette nationale. Une leçon des ténèbres jusqu’alors inégalée pour un président de la République, excepté peut-être la figure de Paul Deschanel, au demeurant par trop décriée. Que s’est-il passé ces dernières années ?

Un diagnostic désormais partagé : l’installation d’un régime illibéral, indirectement soutenu par nombre de formations politiques

Les tribunes dénonçant l’illibéralisme du régime actuel se sont multipliées, la chose est désormais entendue par une partie au moins de l’opinion, même si nombre de média feignent l’ordinaire. La France de Macron n’est pas encore la Hongrie d’Orban, la Pologne du Pis ou la Russie de Poutine, mais elle s’y emploie avec un fonds d’opinions favorables. Qu’est-ce que l’illibéralisme ? Il consiste à disjoindre les mécanismes électifs du contexte général constitutif des démocraties libérales : un encadrement constitutionnel et juridique de l’exercice du pouvoir au nom des droits fondamentaux, conçus quant à eux pour échapper à l’arbitraire gouvernemental ou législatif ; à quoi s’ajoutent quelques conditions sociales générales sur lesquelles nous reviendrons.

Sans un encadrement constitutionnel et juridique associé à l’affirmation des droits humains fondamentaux, transcendant la loi ordinaire, rien n’empêcherait le pouvoir de la majorité de s’exercer jusqu’à la tyrannie. Rien n’empêcherait non plus le pouvoir de tronquer les résultats électoraux, à l’amont en choisissant les candidats autorisés à se présenter et en interdisant l’expression de l’opposition politique comme la Russie de Poutine, soit à l’aval en cherchant à fausser les résultats issus des urnes comme a cherché à le faire Trump en exerçant notamment une pression sur les responsables de la certification des résultats électoraux dans les États du Michigan et de Géorgie, ou encore de Pennsylvanie. Ajoutons que le système nord-américain des grands électeurs est illibéral, puisqu’il permet, comme Trump en 2016, l’accès au pouvoir exécutif d’un candidat n’ayant pas obtenu la majorité des suffrages exprimés.

À cet encadrement juridique s’ajoutent des conditions générales fautes desquelles les mécanismes électoraux ne sauraient fonctionner correctement. Point d’élections dignes de ce nom sans un système éducatif correct, sans une presse et des moyens d’information libres et pluralistes. Pas de démocratie non plus sans un encadrement juridique du pouvoir économique, sans des syndicats libres permettant la défense des droits du monde du travail. Toutes choses qui renvoient à ce que Pierre Rosanvallon appelle la contre-démocratie, à savoir tous les contreforts qui permettent au système de fonctionner et de tenir[3].

Nous ajouterons à ces conditions générales la réduction des inégalités, condition fondamentale à la détermination électorale d’un intérêt général. Si les conditions économiques des citoyens sont trop distantes, se crée alors une classe d’hyper-riches, et d’hyper-pauvres d’ailleurs, et il n’est plus en conséquence d’intérêt partagé et commun possible, d’intérêt général[4]. Tel est d’ores et déjà le cas quand les milliardaires rêvent d’échappée sur Mars, de construire des îles artificielles qui leur soient dédiées et se réfugient a minima et effectivement dans des villas-bunkers isolées et survivalistes. Le système d’information tel qu’il existe désormais avec sa fragmentation en multiples niches et ses réseaux sociaux, avec les possibilités de manipulations électorales massives[5], n’est guère propice non plus à la démocratie.

Revenons à la France d’Emmanuel Macron. Avec les Etats-Unis, c’est la seule des démocraties occidentales avec un régime présidentiel, et non primo-ministériel, et donc avec un chef de l’exécutif non responsable devant le Parlement. C’est pourquoi la France et les Etats-Unis (de Trump) sont les seules démocraties à connaître une dérive illibérale sans changement institutionnel préalable. La Pologne du Pis et la Hongrie d’Orban ont pris des mesures successives afin de réduire l’État de droit ; le gouvernement de Netanyahou a tenté de le faire en cherchant à réformer la Cour suprême. La récente loi immigration a commencé à changer la donne, d’autant plus qu’elle a ouvert l’espace du pouvoir réglementaire, ce qui permettra l’adoption de mesures plus sévères avec l’arrivée probable du Rassemblement National au pouvoir, sans même devoir changer la loi. Un second mandat de Trump ferait quant à lui totalement basculer le système politique américain[6].

Où en est-on aujourd’hui en France ? Stéphane Foucart met en avant l’adoption de la loi immigration avec l’entrée en droit français de la préférence nationale (européenne), et la « dérive populiste » en matière d’environnement. Il rappelle également que cette dérive est un phénomène communautaire qui a débouché sur le torpillage de plusieurs textes clé du Pacte Vert européen. Et de rappeler encore que la mue du gouvernement Macron s’inscrit dans un mouvement plus général en France même, avec notamment un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, devenu un climato-négationniste récidiviste, et un président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, se vantant de refuser la mise en œuvre du dispositif légal national zéro artificialisation nette. De façon plus générale, c’est, constate encore Foucart, un arc allant de l’extrême-droite au centre qui s’enferme dans un déni obstiné face aux enjeux climatiques – « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » – et de biodiversité. Nous y reviendrons.

Le juriste Paul Cassia[7] pointe quant à lui la pratique macroniste de l’exercice du pouvoir avec notamment le recours à des « dispositions constitutionnelles et de procédure parlementaire inédites ou peu utilisées » afin de faire adopter le passage à 64 ans de l’âge légal de départ en retraite ou la loi sur l’immigration. Dans les deux cas, c’est l’essence même de la démocratie parlementaire – à savoir le débat contradictoire sur le fond d’un sujet et les conséquences de l’adoption ou non d’un texte –, qui a été contourné. Et d’évoquer la séquence suivante, en cas de retoquage par le Conseil constitutionnel : la critique du « gouvernement des juges ». Il rappelle alors les propos du ministre de l’Intérieur claironnant qu’il n’a cure de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil d’État. A quoi s’ajoute le recours à la Cour de justice pour juger le Garde des Sceaux, laquelle l’a en quelque sorte disculpé tout en reconnaissant sa faute…, et les restrictions récurrentes du droit de manifester, qu’il s’agisse de questions écologiques ou de défense des populations palestiniennes.

Reprenons ici les cinq points que nous avions mis en lumière en juillet 2023[8]. Le premier concerne la réforme des retraites et renvoie à l’usage de procédures particulières pointé par Paul Cassia. Ici ce n’est donc pas du fond, comme pour la loi immigration dont il s’agit en premier lieu, mais de la manière. L’imposition au forceps d’une réforme massivement rejetée par l’opinion comme par les corps intermédiaires, piétinés au passage, n’est pas chose évidente en démocratie ; un rejet qui s’est manifesté tout au long du débat public. La démocratie n’est-elle pas traditionnellement définie comme le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », selon la formule de Lincoln ?

Ont conforté cette entorse majeure toutes sortes d’accrocs à l’esprit des institutions : cette réforme a été mal ficelée, mal défendue, avec des mensonges sur les montants de certaines pensions, des décisions arbitraires sur les clauses de pénibilité, etc. Tout s’est passé comme si le jugement de la nation importait peu aux yeux des pouvoirs publics. Autre accroc majeur, le recours à une loi de finance rectificative, destinée par définition à l’année en cours, peu appropriée au sujet du report structurel de l’âge légal du départ en retraite, mais autorisant le recours au 49.3. Le but de la manœuvre était de contourner la composition d’une majorité ad hoc par un gouvernement minoritaire. Que le Conseil constitutionnel, tout en dénonçant les écarts à la norme, n’ait pas juger fondé de rejeter la loi, ne laisse pas d’interroger[9].

Le second point renvoie aux menaces de suppression des financements publics de la LDH. Rappelons qu’il n’est pas de démocratie sans contre-pouvoirs. La tâche de la LDH n’est pas de soutenir le gouvernement, mais de dénoncer des manquements au respect des droits fondamentaux. Le gouvernement n’est pas l’État, au sens le plus large possible, lequel inclut le droit, et en l’occurrence la part du droit qui excède même le pouvoir strictement majoritaire du souverain, à savoir les droits humains fondamentaux, faute du respect desquels une majorité devient tyrannique.

Évoquons en guise de troisième point la tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre. À celles et ceux qui s’offusquent de la violence réelle ou présumée d’actions de certains écologistes, je répondrai que des agriculteurs de la FNSEA recourent depuis des lustres à la violence contre les biens publics (encore en janvier 2023 avec une explosion contre un édifice public à Carcassonne) et les personnes, avec des suites judiciaires généralement très faibles[10]. Cette organisation a-t-elle été dissoute ?

Sur le fond, il revient à la justice d’éclairer de façon contradictoire certaines actions, de départager les responsabilités et le cas échéant de sanctionner pénalement les auteurs et autrices de violences effectives. Mais dissoudre globalement un mouvement qui rassemble de multiples organisations, arrêter des activistes, évoquer publiquement l’« écoterrorisme »– expression en l’occurrence sans fondement alors que dissuader de manifester est une première forme de terreur – sont autant d’entraves à la liberté constitutionnelle de manifester et autant d’intimidations.

Quatrième point, le retrait de son agrément à l’ONG Anticor, et le maintien de ce retrait ; la justice administrative ne s’est toutefois pas encore prononcée à ce sujet. Le même raisonnement que celui formulé pour la LDH peut être reporté ici. C’est à nouveau un contre-pouvoir que le pouvoir s’acharne à détruire. La vocation de cette organisation n’est pas non plus le soutien à tel ou tel gouvernement, mais la lutte contre la corruption au sein des institutions publiques. L’agrément est ici refusé à Anticor non parce que cette association fait mal son travail, mais parce qu’elle le fait trop bien, notamment à l’encontre de ministres en exercice.

Cinquième point, l’évocation un temps d’un troisième mandat présidentiel suggéré par Richard Ferrand, et repris par d’autres personnalités. La limite au nombre de mandats – une des caractéristiques essentielles à une démocratie – interdit l’identification de celles et de ceux qui exercent des fonctions à leurs fonctions, comme au sein des royautés et des dictatures. Il s’agit du fameux « lieu vide » par lequel Claude Lefort définissait la démocratie[11]. C’est la limitation au nombre possible de mandats qui interdit précisément à un président de s’identifier à sa fonction, et partant de devenir une manière de roi. Peu importe ici le caractère irréaliste de cette proposition, compte tenu de la règle des deux tiers au Congrès pour une réforme constitutionnelle. Elle exprime la mentalité et les dispositions d’esprit des élites dirigeantes.

Impossible de nier désormais la dérive illibérale des actuels pouvoirs publics. L’adoption de la loi immigration, qui plus est à l’issue d’une procédure orthogonale, marque l’étape suivante : la déconstruction du droit positif avec l’introduction de mesures dont l’actuel gouvernement reconnait d’ailleurs – un comble – l’anti-constitutionnalité ! Convient-il de rappeler que le président de la République est le premier garant de la Constitution ? Notons encore que le 20 décembre dernier le Parlement européen et les États membres se sont entendus sur un resserrement de la politique d’asile et d’immigration de l’Europe sans s’en prendre aux traités internationaux, ni aux droits fondamentaux.

Le désastre écologique : agriculture et biodiversité, pêche, droit, climat, répression

Il ne s’agit pas ici de faire un bilan détaillé, mais seulement de rappeler les grandes lignes de la politique environnementale du gouvernement. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que ce gouvernement ne fasse rien, ce que les engagements internationaux et européens de la France, et les dispositifs législatifs antérieurs, interdisent. Non, de manière ramassée l’action des pouvoirs publics relève du minimum syndical et n’est nullement à la hauteur des informations scientifiques croissantes dont nous disposons.

Commençons par le climat. Les émissions de gaz à effet de serre françaises – les émissions directes, non importées, et hors puits de carbone – ont baissée de 4,6% durant les 9 premiers mois de l’année 2023 par rapport à la période correspondante de 2022[12]. Elles avaient également baissé en 2022. Nous devrions atteindre les 5 % annuels conformément à notre engagement européen. Cela est aussi dû à la clémence des températures hivernales. En revanche, ni l’action, ni le discours ne sont au diapason de l’évolution rapide de la situation écologique. Où sont les mesures d’adaptation alors que le climat change rapidement sous nos yeux et changera plus encore ? Le gouvernement rendra toutefois son plan en la matière dans quelques mois ; que d’années perdues.

La défense des mégabassines et plus généralement la politique de l’eau en France ne sont pas du meilleur augure, alors même que nous nous dirigeons irrémédiablement pour la et les prochaines décennies vers des tensions croissantes en matière de disponibilité de l’eau douce. Que l’on songe ne serait-ce qu’aux Pyrénées orientales, ou aux communes du massif du Jura d’ores et déjà alimentées par citernes l’été. Rappelons que 2023 est l’année la plus chaude jamais enregistrée, 1,5 degrés de température moyenne globale (entre 1,48 selon Copernicus et 1,54 degrés Celsius selon le Berkeley Earth’s 2023 Global Temperature Report), avec une montée impressionnante des températures moyennes ces derniers mois et un réchauffement inouï de la température de surface des océans à compter de la fin avril (0,25 degré contre 0,5 degré durant les quarante années précédentes). Espérons qu’il ne s’agira pas des premiers indices d’un emballement ?

En termes de climat, nous avons d’ores et déjà basculé dans un nouveau régime dont les conséquences se feront de plus en plus sentir[13]. Compte tenu des actuelles trajectoires mondiales d’émissions, nous n’échapperons pas à des années à 2 degrés dès la décennie 2040, alors que la violence des événements extrêmes doublera entre 1,5 et 2°. Où sont les politiques d’accélération de la réduction de nos émissions ? Au lieu de quoi le président soutient le projet de pipeline chauffé Eacop depuis le lac Albert en Ouganda de TotalEnergies, affuble avec son ministre de l’Intérieur les activistes du titre de « terroristes », fragilise les associations par les contrats d’engagement républicains[14], défend les mégabassines même quand elles sont condamnées par la justice administrative, etc. Déni pitoyable d’une réalité se mouvant dangereusement, et qui ne manquera de mettre de plus en plus en danger la population.

La situation n’est guère plus mirobolante sur le front de la biodiversité. Ce qui filtre de l’adaptation par la France de l’engagement à protéger 30% du territoire, à la suite de la COP15 Biodiversité de Montréal, n’est guère encourageant. Tout est fait en effet pour réduire la portée de cet engagement et celui analogue et antérieur porté par la Loi Climat française du 12 octobre 2021. C’est 30 % des territoires terrestres et maritimes qui sont censés devoir être protégés, avec 10 % placés sous « protection forte ». Le décret d’application concernant la « protection forte » a été rendu public en février 2022. Or, la définition de la « protection forte » laisse pour le moins à désirer, sans compter que nous sommes loin des 10% : 1,6% des espaces terrestres et 0,4% des espaces maritimes.

La définition de ces zones fortes est moins exigeante que les standards européens et internationaux ; elle renvoie à la pression anthropique exercée et non aux qualités écologiques des zones concernées, ni aux moyens de les conserver, si ce n’est de les enrichir. Les critères de démarcation de ces zones ne sont pas suffisamment clairs. Aucune précision n’a en outre été donnée quant aux moyens financiers alloués à la gestion de ces zones. De nombreux élus ont également fait part de leur mécontentement[15]. La défense par le gouvernement des mégabassines n’augure rien de bon non plus sur les tensions en matière d’eau douce vers lesquelles nous nous dirigeons irrémédiablement pour la et les prochaines décennies.

Plus généralement, il ne sert à rien de prétendre défendre la biodiversité sans changer sa principale cause de destruction, à savoir l’agriculture conventionnelle. Une étude récente a rappelé la responsabilité des pesticides concernant l’effondrement des populations d’oiseaux en Europe[16]. Le même diagnostic vaut pour l’effondrement des populations d’insectes dont se nourrissent les oiseaux[17]. La France ne s’est guère mobilisée pour empêcher la réautorisation pour dix ans du glyphosate. De façon générale l’agrochimie détruit également la faune des sols qu’elle tasse au demeurant et réduit le taux de matière organique[18]. Elle contribue à l’empoisonnement général de la santé publique et à celui des écosystèmes[19]. Elle soutient un mode d’élevage industriel éthiquement insupportable et climaticide. Et le tout en condamnant nombre de paysans à la misère, quand ce n’est au suicide ou à la mort par cancer dû à l’exposition aux pesticides.

L’orientation de l’actuelle colère paysanne vers les seules réglementations européennes est d’une perversion remarquable. La difficulté ne tient pas, en tous cas pour l’essentiel, à ces contraintes en elles-mêmes, mais à leur coexistence avec un marché global permettant d’importer des produits concurrents à bas prix, non soumis aux mêmes contraintes. Maintenir une rémunération correcte des agriculteurs est également impossible dans le cadre d’un marché ouvert. Plus généralement, le problème des paysans est avant tout une question de revenus. Tel est aussi le cas général des salariés : exiger une rémunération du capital à hauteur de 15%, c’est nécessairement réduire à la portion congrue la rémunération du travail.

Enfin, qu’on ne nous raconte pas qu’il n’existe pas de contre-modèle, l’agroécologie biologique administre tous les jours la preuve du contraire ; si ce n’était, encore une fois, la rémunération du travail, et qui plus est en période inflationniste. Mentionnons encore les agissements gouvernementaux quant à la mer et tout particulièrement les mensonges sur les aires marines protégées – normalement 30 % du territoire marin français – alors que le chalutage des fonds marins n’y est nullement interdit[20]. Ajoutons in fine la fragilisation du droit de l’environnement dès les premières années du premier quinquennat[21].

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » se demandait Jupiter en janvier 2023. Effectivement pas OSS 117. Quand on ne tient pas compte des avis des conseils scientifiques que l’on a pourtant créés, quand on ne cherche même pas à s’informer convenablement, quand on préfère accorder du crédit en économiste sommaire à des promesses technologiques indéfiniment reportées, quand on pourchasse toute forme de conscience écologique à coups de mesures pénales, quand on gaze des scientifiques, etc., on ne peut effectivement qu’être surpris, incapable d’anticiper quoi que ce soit et d’assumer la fonction de protection de toute autorité publique digne de ce nom.

De l’absurdité démocratique de la stratégie du « en même temps » au triomphe du néolibéralisme

Il y a quelque temps encore, lorsqu’on évoquait le « en même temps », c’était pour se pâmer d’admiration devant la pensée complexe de notre génial président, digne successeur en termes d’élévation de la pensée de cet autre génie des Carpates que fut le président Mao. Comme nombre d’idées simples, celle-ci est inepte et dangereuse. Pourquoi ne pas reprendre en effet le meilleur des solutions de gauche et le meilleur de celles de droite ? Évident, non ? Le problème est qu’elles sont généralement opposées les unes aux autres, et donc contradictoires, non miscibles. Et ce pour une raison fondamentale qui tient à l’essence même de la démocratie. Celle-ci peut être définie comme l’organisation de la société qui fait droit à sa pluralité spontanée, alors que les régimes autoritaires n’ont de cesse d’uniformiser la société et ses expressions.

En outre, la démocratie organise la diversité des opinions et des comportements de telle sorte qu’elle n’interdise pas l’avancée de la société dans son ensemble. Et pour ce faire elle organise une forme de consensus en creux autorisant une direction commune à l’ensemble de la société, mais en recourant à des solutions opposées. De la fin du XIXe à celle du XXe sièce, les sociétés démocratiques se sont assignées comme fin la maximisation de la production de richesses matérielles et la redistribution de ces richesses. Elles ont organisé le débat en rassemblant les positions possibles autour de la polarité droite/gauche : on pouvait maximiser la production de la richesse en libérant l’initiative privée ou en rationalisant la production ; on pouvait redistribuer la richesse produite de façon arithmétique et égalitaire, ou géométrique et donc au prorata du mérite des uns et des autres.

Bien sûr, cette structuration fondamentale des débats politiques possibles n’a cessé de s’enrichir de débats annexes que l’on cherchait à répartir selon cette même opposition droite/gauche. Il pouvait en aller de la question des relations de genres, de la liberté de mœurs, de la relation à la nation, des questions d’éducation, etc. Sur chacun des axes retenus, il n’est pas question d’« en même temps », mais simplement de déplacement d’un curseur, par exemple en matière d’inégalités – de répartition de la richesse matérielle – au sein d’une société avec la mesure de leur intensité par l’indice de Gini.

Évidemment on peut être sur le plan des mœurs plus ou moins libéral, de gauche, en associant à ce positionnement un autre, de droite, vis-à-vis d’un axe différent. La belle affaire ! Il n’en reste pas moins qu’il convient d’afficher une orientation visible et cohérente des actions qu’il convient d’impulser, et de les argumenter. Le « en même temps » s’est vite transformé en « j’affiche une orientation, et j’agis en sens contraire ». Ceci a été spectaculaire dans le domaine de l’écologie où les actions n’ont en rien suivi les déclarations tonitruantes sur l’orientation écologique du second mandat par exemple. Il en est allé de même en matière d’innovation démocratique. Les propositions de la Convention citoyenne ont été détricotées par le gouvernement avant même le parlement, contrairement au « sans filtre » imprudemment affiché, de toute façon contradictoire avec la machinerie même de la décision publique.

Le « en même temps » est même dangereux dans les circonstances que nous traversons. Le mouvement même du monde est en effet en train de ruiner les fondements de notre ancien consensus en creux. Et dans un tel contexte la clarté est cardinale. Depuis les années soixante monte en effet sourdement un diagnostic écologique fatal. L’orientation des sociétés portée par le consensus démocratique en creux est contradictoire avec le maintien de l’habitabilité de la planète. Le productivisme consumériste nous conduit à la violence des éléments et des hommes, puis à la mort. Et il serait impossible de faire décroitre notre empreinte matérielle sans une réduction drastique des écarts de richesses, d’autant que le niveau de destructivité est directement corrélé au niveau de richesses.

Un tel diagnostic est contradictoire avec notre actuel consensus démocratique. Il est bien plutôt appelé à s’y substituer ; d’où la perception des enjeux écologiques comme radicaux, effectivement. L’écologie ne peut donc, dans un premier temps, que fragmenter la société. Ce que semble confirmer l’installation d’un déni écologique épais sur la partie droite de l’échiquier, et des partis à gauche qui ne prennent pas réellement la mesure des changements requis sur quelques décennies.

Il est en outre d’autres enjeux qui ne se prêtent pas à la règle du consensus démocratique en creux. On fait ou non la guerre, mais on ne la conduit pas de droite ou de gauche ; de même pour les alliances que sa préparation et sa conduite appellent. À partir d’un certain seuil, celui qui interdit de postuler un intérêt général, réduire les inégalités n’est pas non plus une option de droite ou de gauche, mais une condition au système démocratique. Veiller au maintien d’un système pluraliste de l’information, avec un commun factuel d’informations, constitue tout autant une condition à l’existence d’une démocratie. Lutter contre l’islam fondamentaliste n’est pas non plus un enjeu de droite ou de gauche, il n’y a tout simplement plus de démocratie sous un califat et sous la charia. Certaines postures de la gauche politique sont en la matière scandaleusement ineptes.

En revanche, il n’y a pas de polarité droite/gauche face à la prétendue menace du « grand remplacement », y adhérer conduit ipso facto à détruire les droits humains et leur universalité, et vous enfonce dans un mixte indiscernable de haine et de bêtise. En revanche rien n’interdit de débattre démocratiquement de la question migratoire, c’est même une nécessité. Etc. Ce n’est vraiment pas d’« en même temps » dont nous avons besoin, mais d’un diagnostic ferme de la situation qui nous échoit, et d’orientations en conséquence claires et partageables.

Revenons plus directement à la Macronie. On cherche parfois à prétexter du haut niveau des prélèvements publics en France, ce qui est juste, pour rejeter les analyses en termes de néolibéralisme. Raisonnement court. Si l’on entend par néolibéralisme le refus du surplomb de l’État et la volonté de ne le considérer qu’à l’égal des agents économiques – État que le marché globalisé doit contraindre comme n’importe quel autre agent –, alors force est d’y discerner le seul référentiel constant de l’action publique depuis le premier quinquennat Macron.

Les gouvernements qui se sont succédé n’ont cessé de détruire nombre d’instruments de l’État et de l’action publique : le droit de l’environnement ; l’hôpital public en réduisant constamment le nombre des lits d’hôpitaux ; en fragilisant l’enseignement supérieur et la recherche publique, à quoi s’ajoutent la réduction du nombre des classes préparatoires alors qu’elles sont l’équivalent par exemple du système des Collèges aux USA ou de leur équivalent au Canada, et la suppression annoncée de l’ENA au lieu de la réformer ; en détruisant le corps diplomatique ; en cherchant à fondre l’IRSN (recherche) et l’ASN (gendarme) – comme s’il revenait à la police de produire la loi – et donc en portant atteinte à la garantie de la sécurité nucléaire ; le ministère de la justice par appauvrissement notamment jusqu’à une date récente ; la police en laissant l’extrême-droite la pénétrer, en encourageant une violence débridée par une doctrine du maintien de l’ordre sujette à caution, et en banalisant les bavures ; etc.

Quelques mots sur la réforme des retraites. Elle est apparue comme injuste pour les plus vulnérables et laissait apparaître une conception économiciste de l’existence. La retraite constitue en effet un moment particulier de l’existence, de loisir absolu, dégagé des contraintes du travail comme de celles de l’éducation et de l’apprentissage, le moment terminal – pour autant que la santé et les revenus le permettent –, où l’on peut enfin jouir de l’existence pour elle-même. Or, la réforme semblait animée de la conception rigoureusement contraire : le travail n’est pas le moyen d’une existence épanouie, mais sa fin.

Dès lors, la période sans travail ne vaut pas pour elle-même et peut être, si ce n’est doit être réduite. La partie la plus vulnérable de la population ne jouira en effet que de quelques années seulement de retraite ; ce qui a scandalisé la France, excepté son gouvernement et ses soutiens parlementaires. On peut discuter de cette conception, justifier de contraintes diverses, mais tel n’a pas été le cas, elle a été imposée d’en-haut, brutalement. Nouvelle réaffirmation du prétendu point de vue de la raison, lequel ne souffre aucune discussion…

Ce prétendu point de vue de la raison par-dessus les différences politiques et idéologiques, c’est précisément ce que l’historien de la Révolution française Pierre Serna appelle l’extrême-centre[22]. Après Thermidor, il n’y avait d’autre possibilité pour beaucoup de politiciens que de renier leurs positions antérieures, de se faire girouettes et de se situer au centre, entre les Jacobins honnis après la Terreur et les Royalistes menaçants. S’instaure alors une politique du centre qui, au nom de la raison au-delà des extrêmes, au nom de la liberté, promeut une politique liberticide et autoritaire, hantée par le maintien de l’ordre public.

Cette politique du centre s’est encore renforcée sous le Directoire et elle débouchera sur l’empire napoléonien. Comme le montre Pierre Serna, il y a là un véritable tropisme de l’histoire politique française, où girouettes et centristes présumés incarner par gros temps la voie de la raison et de la sagesse, ne cessent de se donner le mot : 1815, 1851, 1870, 1940 et, dans une tout autre mesure, 1958. Nous y sommes à nouveau, à l’horizon de l’extrême-centre, derechef l’extrême-droite et sa promesse misérable et fallacieuse de salut.

Des raisons de désespérer, mais…

Reconnaissons-le, nos démocraties sont moribondes faute des conditions qui les rendent possibles et de vigies qui aient du tempérament. Elles étaient d’avance incompatibles avec l’ordre néolibéral du monde qui ne pouvait que ruiner les classes moyennes et fragmenter le paysage de l’information. Oxfam rappelle chaque année le degré croissant de concentration du capital mondial. Nous sommes même entrés dans ce que Xavier Ricard Lanata appelait la « tropicalisation du monde »[23] : la soumission des peuples occidentaux au régime qui fut autrefois celui de leurs colonies ; un État oligarchique et autoritaire, des services publics au mieux paupérisés, une pauvreté croissante et le règne de la servitude volontaire façon populiste. L’Europe est train de rattraper son retard vis-à-vis des Etats-Unis trumpisés et menacés même de guerre civile.

La même Europe constitue désormais un nouveau cas d’école quant à la célèbre thèse d’Ibn Khaldûn[24], celle concernant la menace que font peser sur les empires aux populations pacifiées leurs marges barbares. Nous sommes en effet exposés au voisinage d’une Russie sauvage, plongée par son oligarchie mafieuse dans la misère tant mentale que matérielle, consacrant son maigre PIB aux armes et à la guerre, pendant que les canalisations de chauffage cèdent faute d’entretien sous une température de – 30° C, etc.

L’Europe est encore menacée par une Chine aussi lumineusement dirigée – foi de Trump – que son voisin septentrional. La Chine a encouragé des recherches dangereuses sur le coronavirus, plongeant à la suite d’une fuite dans un laboratoire P4 à Wuhan le pays dans deux années de confinement total[25] ; la même Chine, associée à l’Iran et donc aux Houthis qui bloquent le détroit de Bab al-Mandeb, engorge de marchandises ses propres ports, avec à l’arrière-plan une économie atone, etc.

Dans l’Hexagone, des jeunes des banlieues se shootent aux vidéos d’enfants palestiniens opérés sans anesthésie ; une indignation unilatérale qui nourrit à son tour le cycle haine-crimes contre l’humanité-vengeance. Un chroniqueur, Dominique Reynié, qui, bien que diplômé de l’Université, nous raconte sur une radio nationale que la misère des agriculteurs est due à l’amour de la Commission européenne pour les abeilles. Une gauche humaniste et universaliste qui bannit l’écrivain Sylvain Tesson – certes aussi réac que talentueux, et alors ? –, d’un festival de poésie dont tout le monde se fout, etc.

Comme le chante le diable de Jacques Brel, « ça va » ! S’il n’était des Arnaud Beltrame au sens de l’État poussé jusqu’au sacrifice, des Samuel Paty sentinelle de la laïcité, des Dominique Bernard, des juges comme Edouard Durand, des centaines de milliers de professeurs qui prennent soin de leurs élèves, des factrices qui acheminent le courrier, des soignants qui ne désertent pas les hôpitaux, ou des paysannes qui aiment leurs animaux et leurs terres, etc., je me rangerais sans réserve, à l’instar de John Muir, du côté des ours, fussent-ils amateurs des jardins, dans la lutte finale entre l’espèce funeste que nous sommes et le reste du vivant !

Dominique Bourg

PHILOSOPHE, PROFESSEUR HONORAIRE DE L'UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 7 points 9 months ago* (last edited 9 months ago)

C'est un billet d'opinion ! Mais c'est clair qu'on ne verrait pas cela dans Le Monde par exemple. Enfin pas de manière aussi cash

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 17 points 9 months ago

Françaises attendant les résultats de leurs bilans de fertilité, Paris 2026.

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 2 points 9 months ago

Le proc a requis 6 mois de sursis.

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 5 points 9 months ago* (last edited 9 months ago)

L'institution policière ne vire jamais ses agents en cas de violences policières (même pour les homicides volontaires/involontaires). En tout cas depuis de nombreuses années.

https://www.flagrant-deni.fr/depuis-macron-la-police-nexclut-plus-les-fonctionnaires-violents/

Ironiquement, le commissaire impliqué dans l'affaire Théo, a été condamné pour violences en 2004 lorsqu'il était dans une BAC de nuit parisienne : il avait tabassé, dénudé, menacé de sodomie un homme... Et lui avait mis un enjoliveur entre les fesses.

https://www.ledauphine.com/france-monde/2017/02/14/le-commissaire-d-aulnay-condamne-pour-l-affaire-de-l-enjoliveur

"interpellé finit sur le goudron, pantalon et slip baissés, un cerceau d'enjoliveur entre les fesses. Bilan : un nez cassé, sept jours d'ITT. Les policiers l'avaient alors "menacé de sodomie". La scène avait aussi été filmée... mais les images sont détruites, et la police des polices ne les a pas retrouvées..."

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 4 points 9 months ago

Pour suivre le procès aujourd'hui, au 4ème jour :

https://threadreaderapp.com/thread/1745731941796626625.html

Tribunal de Bobigny. Procès de trois policiers pour l'affaire #Theo Luhaka. Jour 4. Aujourd'hui la cour entend une série d'experts qui ont examiné le jeune homme pour déterminer les séquelles de sa blessure à l'anus.

Lors de sa première opération, juste après sa blessure, le chirurgien décrit une plaie sur 10 centimètre de profondeur avec un rupture à la fois de l’ensemble du sphincter interne et externe. #Theo Luhaka est alors hospitalisé 13 jours.

Pendant plus d'un an, le jeune homme va vivre avec une poche d'évacuation des selles "parce qu'il faut que cela cicatrise", explique la première experte à la barre. "De février à août, il vit une période assez douloureuse."

Puis le 29 mai 2018, #Theo Luhaka subit une nouvelle intervention chirurgicale "pour remettre le colon en connexion avec le rectum", poursuit l'experte. Et paradoxalement, sa qualité de vie va empirer. "Il décrit des douleurs, des suintements, des saignements."

Le jeune homme qui souffre d'incontinence, de douleurs, "considère que rien n’est possible pour lui, que sa situation est définitive", explique encore l'experte qui l'a examiné à plusieurs reprises. "Il reste enfermé chez lui et ne mange que des biscuits."

Il ne suit donc pas la rééducationprescrite. "Il aurait besoin d'un suivi proctologique toute sa vie". #Theo Luhaka est en invalidité supérieure à 80% et perçoit une allocation adulte handicapé. "La pratique du sport dans son cas peut être difficile", poursuit l'experte.

"Comment vous expliquez ce refus de soins? Vous avez déjà été confrontée à un patient qui refuse ainsi les soins?" interroge la présidente. "J’ai tout fait pour lui expliquer les possibilités, j’y ai passé du temps. Mais lui nous dit qu’il n’y croit pas", répond l'experte.

"#Theo Luhaka ne suit pas les soins préconisés. Mais ces soins visent à limiter les conséquences de ce qu’il a subi ?", précise l’avocat général.

  • Tout à fait, acquiesce l’experte.
  • Mais il y a des lésions irréversibles ?
  • Oui, la rupture du sphincter interne est irréversible.

"Mais la rupture du sphincter interne et externe c'est quelque chose qu'on voit souvent chez la femme qui a accouché quand même. Ce n'est pas quelque chose de rare", modère l'experte."

"La notion d’infirmité permanente est difficile pour un médecin parce que c’est juridique. Là, il a retrouvé son transit. Il peut avoir des douleurs, un sphincter qui se referme moins bien. Mais ce n'est pas une infirmité, ce sont des séquelles", ajoute un autre expert à la barre

La matraque téléscopique avec laquelle le policier a blessé #Theo Luhaka est sortie des scellés et montrée à tous. L'expert s'attendait à une matraque plus grosse : "je suis étonné que un objet si petit que ça ait causé des dégâts si importants. C'est vraiment pas de chance".

La matraque en question est constituée d'un manche antidérapant puis d'une tige métallique rétractable avec une boule à l'extrémité. Elle mesure environ 40 centimètres une fois déployée.

"C'est la dynamique qui explique la déchirure, mais pas forcément parce que le coup a été particulièrement violent. C'est un élément rigide qui est entré dans une zone de muqueuse, qui n'est pas faite pour ça, et qui a causé une déchirure", ajoute encore l'expert.

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 3 points 9 months ago

La 5ème république se distingue par le rapport de subordination entre le 1er ministre et le président.

Il est intéressant d'analyser cette particularité à travers le prisme de la constitution russe de 93 : Eltsine s'est inspirée de la constitution de la 5ème.

La pratique du régime semi-présidentiel : La pratique du régime favorise encore davantage l’établissement d’un rapport de subordination entre le Premier ministre et le Président, sauf en cas de cohabitation, où le centre du pouvoir se déplace alors vers le Premier ministre.

Le choix du « modèle français » : Les institutions de la Ve République sont perçues comme un bouclier contre le parlementarisme, trop faible et instable, et le présidentialisme, facteur de blocages institutionnels et source de tentations autoritaires.

Le contexte : fascination pour la « démocratie autoritaire » du général De Gaulle

En décembre 1993, après près de deux ans d’un processus constituant ayant donné lieu à des affrontements parfois violents entre partisans d’un régime parlementaire et soutiens d’un régime présidentiel, c’est un projet mixte, celui de Boris Eltsine, dernier Président du Soviet Suprême et premier président de Russie, qui est adopté par référendum par le peuple russe. Le projet est rédigé par son conseiller juridique Sergei Shakrai, qui s’était inspiré, selon ses dires, du « modèle français à la demande de Boris Eltsine »[3]. Il fallait créer un président fort et un gouvernement stable, capable de tenir l’assemblée, pour lui donner les moyens d’imposer de nombreuses réformes impopulaires sans se heurter à des blocages parlementaires, le tout en liquidant l’héritage soviétique pour s’ancrer dans le camp européen et démocratique. La Ve République, dans sa pratique gaullienne, fascine Boris Eltsine[4], qui demande, plus qu’un copier-coller du texte, une codification de sa pratique : le Président obtient les pouvoirs de légiférer par ordonnances et d’initier des projets de lois (art. 90), de faire adopter des lois par référendum (art. 84), de déclarer la loi martiale (art. 87) et l’état d’urgence (art. 88).

https://blog.juspoliticum.com/2022/09/22/le-systeme-constitutionnel-russe-miroir-de-la-cinquieme-republique-par-eugenie-merieau/

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 3 points 10 months ago

"assouplir les procédures de judiciarisation des notes du renseignement territorial"

C'est très flippant, sachant que les RT sont encore plus à l'ouest que la DGSI.

Exemple :

Nahel : pour les services de renseignement, le danger vient de l’ultragauche et Mbappé https://www.mediapart.fr/journal/france/290623/nahel-pour-les-services-de-renseignement-le-danger-vient-de-l-ultragauche-et-mbappe

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 4 points 10 months ago

C'est le dernier épisode d'une série consacrée à son portrait, d'où le titre un peu "dramatisé"

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 11 points 10 months ago

Causeur : le journal d'Elizabeth Lévy (qui a aussi défendu de manière abjecte Depardieu sur CNEWS).

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 10 points 10 months ago

Qu'est-ce qu'une simple tentative d'assassinat de maire par rapport à de violents décrochages de portraits du président ?

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 6 points 10 months ago

Concernant le recours à des algorithmes de surveillance durant les Jeux olympiques, la SNCF reste tout aussi évasive. « Le déploiement de ces solutions sera décidé par le ministère de l’intérieur, avec la Cnil comme garante de la bonne application de la loi. Conformément à la réglementation, elles n’utiliseront aucun traitement biométrique et les techniques d’intelligence artificielle resteront une aide à la décision, un opérateur demeurant dans tous les cas responsable des décisions opérationnelles. Par exemple, pour la détection des intrusions dans nos emprises ou des bagages suspects. »

Selon des documents obtenus par Mediapart, une expérimentation a été « particulièrement emblématique » par son ampleur. Durant plusieurs mois en 2020, la SNCF a passé certains voyageurs à la moulinette d’un logiciel un peu particulier, développé par la firme israélienne Anyvision – renommée en 2021 Oosto. Associés aux caméras, ses algorithmes sont capables de suivre en temps réel une personne sur l’ensemble du réseau, selon différentes caractéristiques. « Le logiciel testé était en version bêta. C’était une solution non biométrique de recherche de personnes basée sur les vêtements », complète Michel*, un salarié impliqué dans le projet.

Selon les échanges entre la SNCF et la Cnil, le gendarme français des données personnelles, datés de 2018, ce logiciel « aide les opérateurs vidéo de la SNCF à retrouver rapidement une personne dans le temps et dans l’espace ». Ces derniers pourraient ainsi retrouver une personne ayant abandonné un bagage, l’auteur·e d’un délit ou d’un crime ou tout autre personne volontaire.

Lors du passage de la loi Jeux olympiques devant le Parlement, des eurodéputés s’alarmaient de voir ces systèmes de vidéosurveillance intelligente « créer un précédent de surveillance jamais vu en Europe ». Au contraire, la SNCF ambitionne depuis plusieurs années « de se positionner comme un acteur majeur et incontournable des technologies liées à la vidéo », comme elle l’écrit sur son site internet.

Cette obsession pour les systèmes de vidéo-intelligence inquiète Katia Roux, chargée de plaidoyer au sein de l’ONG Amnesty International. « Il y a un vrai débat sur le caractère biométrique ou non de ces technologies de vidéosurveillance algorithmique. Une démarche ou un vêtement est un élément qui permet d’identifier concrètement quelqu’un. C’est donc une donnée biométrique. Or, le Règlement général sur la protection des données interdit le traitement de ces données, sauf exceptions. »

Le nom du partenaire choisi interroge également. La société Anyvision est connue pour ses liens avec le monde militaire israélien. En 2020, son président est Amir Kain, ancien chef du département de la sécurité au ministère israélien de la défense. Tamir Pardo, l’un de ses conseillers, est un ancien chef du Mossad, l’agence de renseignement israélienne. La même année, Microsoft décide de revendre ses parts dans la société, à la suite de la publication d’une enquête de NBC News qui pointe le rôle de l’entreprise dans un programme de surveillance en Cisjordanie.

Une annonce qui a amené en 2020 Microsoft à revendre ses parts dans Anyvision. Mais qui n’a pas dissuadé la SNCF de mener une expérimentation avec l’entreprise. En 2017, la SNCF a testé un logiciel d’aide à l’investigation d’une autre firme née en Israël, Briefcam. Il y a quelques semaines, le tribunal administratif de Caen a estimé que le recours à ce logiciel par la communauté de communes de Deauville « portait une atteinte grave et manifestement illégale au respect de la vie privée », selon les termes de la décision. La même année, la SNCF a également testé une solution de détection « d’anormalités » du géant français Thales.

Un logiciel à l’usage flou, dont les algorithmes, couplés à des caméras de videosurveillance, pourraient détecter des citoyens et citoyennes adoptant des « comportements dangereux » dans les gares. Interrogé sur la nature de ces comportements, Thales refuse d’entrer dans le détail, par souci de confidentialité. « Le groupe propose une plateforme digitale de fusion de données hétérogènes pour contribuer à créer des territoires de confiance, des villes plus intelligentes, plus sûres et résilientes. » Même son de cloche chez les entreprises Atos, Anyvision ou Aquilae, qui n’ont pas souhaité répondre à Mediapart.

« Il y a des questionnements légitimes sur la maturité de ces technologies : est-ce que les policiers ou opérateurs de terrain ont conscience de leur efficacité relative ? Si un policier ne l’est pas et considère que l’IA est infaillible, il peut estimer qu’une zone où il n’y a aucune détection de port d’armes est sécurisée, alors que ce n’est pas forcément le cas, compte tenu des erreurs des logiciels. En l’absence de démarche scientifique d’évaluation de l’impact de ces technologies, il est hasardeux de se positionner sur leur efficacité », détaille le chercheur Guillaume Gormand, auteur d’une enquête sur la vidéosurveillance.

Les coauteurs de cette mission d’information, les députés Philippe Gosselin et Philippe Latombe, notent également l’efficacité fluctuante de certaines technologies. « Si le comptage d’un flux de spectateurs ou le repérage d’un individu dans une zone interdite correspondent aujourd’hui à des technologies matures, la détection de personnes au sol, d’objets abandonnés, de mouvements de foule ou du port d’une arme présente une relative complexité, en dépit de l’ampleur des progrès technologiques récemment accomplis. » Malgré cette immaturité, ces quatre exemples font partie des comportements autorisés à être analysés par ces systèmes d’IA dans le cadre de la loi Jeux olympiques. Jusqu’en mars 2025, ils peuvent donc être librement testés en temps réel sur les citoyens et citoyennes.

[-] NuclearPlatypus@jlai.lu 7 points 10 months ago

Suivi de personnes, maraudage, détection d’intrusion… Depuis 2017, la SNCF a expérimenté plusieurs outils de surveillance des géants français Thales et Atos, mais aussi des sociétés étrangères Briefcam et Anyvision. Ces outils, proches de la reconnaissance faciale, pourraient être expérimentés par la SNCF durant les Jeux olympiques. Malgré des tests aux résultats contrastés.

Certaines portent une valise direction la Côte d’Azur en TGV, d’autres un simple cartable pour aller au travail avec un train régional. Chaque jour, des centaines de milliers de personnes fourmillent dans les couloirs des gares SNCF. Elles sont encore plus nombreuses lors des fêtes de fin d’année. Durant leur passage en gare, l’ensemble des voyageurs et voyageuses est soumis au regard des 70 000 caméras installées par la SNCF en France : 17 000 dans les gares et 45 000 embarquées dans les trains.

Lors des Jeux olympiques qui se tiendront en août prochain à Paris, en plus du regard de ces yeux numériques, les citoyen·nes fréquentant les halls des gares pourront être soumis·es à des algorithmes de vidéosurveillance. La loi « Jeux olympiques » du 19 mai 2023 a fixé un cadre à l’expérimentation de ces logiciels jusque-là illégaux. Jusqu’en mars 2025, lors d’événements sportifs et culturels – dont les JO –, la police, la gendarmerie, mais aussi les services de sécurité de la SNCF peuvent coupler ces IA aux caméras pour identifier la présence d’objets abandonnés, un mouvement de foule ou le port d’une arme.

Des systèmes que le groupe ferroviaire connaît bien. Selon des documents obtenus par Mediapart, il a déjà testé entre 2017 et 2021, avec l’accord de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), 19 logiciels de vidéosurveillance algorithmique en conditions réelles sur les citoyen·nes fréquentant ses gares. Des projets menés avec les plus grandes multinationales du secteur comme Thales et Atos, les PME françaises Aquilae et XXII ou les sociétés étrangères Anyvision et Briefcam. Sur ces dix-neuf tests, dix ont obtenu un niveau de performance jugé inférieur à 50 % par la SNCF. Contactée, la société n’a pas voulu entrer dans le détail de leur efficacité.

Initialement, selon des documents consultés par Mediapart, la SNCF a même voulu, pour identifier les comportements, tester une technologie illégale, la reconnaissance faciale. Mais elle n’a pas obtenu de dérogation de la Cnil, qui a rappelé le côté intrusif de cette technologie biométrique. Désireuse de mener son projet à bien, la SNCF s’est donc tournée vers le logiciel de vidéosurveillance algorithmique d’Anyvision, car il n’examine pas, selon elle, une donnée biométrique – le visage d’un individu – mais d’autres caractéristiques non biométriques comme la démarche ou la tenue vestimentaire.

L’utilisation de ce type de logiciel dans l’espace public n’étant encadrée par aucune législation à cette époque, la SNCF a demandé début 2019 une autre autorisation à la Cnil, qui la lui a cette fois-ci accordée. Par le passé, la SNCF avait déjà testé deux autres algorithmes du même type, ceux de la start-up française XXII et de l’entreprise japonaise Fujitsu. Plusieurs gares ont été concernées par au moins une de ces expérimentations, notamment la gare du Nord, la gare de l’Est, la gare Saint-Lazare, la gare de Lyon-Part-Dieu ou celle de Marseille-Saint-Charles.

« Ces outils dont le rôle et l’usage sont définis par des termes flous sont particulièrement dangereux », réagit Noémie Levain, juriste au sein de l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. Cela signifie que la SNCF délègue la définition d’un comportement anormal d’un citoyen en gare à un algorithme, qui plus est développé par des sociétés pour la plupart issues de l’industrie militaire, dont la définition de la sécurité est nécessairement subjective, politique et repose sur la base d’une vision répressive et discriminante. »

Depuis 2021, les tests semblent s’être estompés. Dans un document transmis à des parlementaires, la société note que cela coïncide avec un changement de posture de la Cnil, « qui, face au développement de ces technologies et aux premiers déploiements qu’elle a pu constater ces dernières années, a temporisé et lancé une consultation publique ».

Le résultat de cette consultation a été publié en juillet 2022. La Cnil s’y inquiète des conséquences potentielles du développement massif des outils de vidéosurveillance algorithmique. « Une généralisation non maîtrisée de ces dispositifs, par nature intrusifs, conduirait à un risque de surveillance et d’analyse généralisées dans l’espace public susceptibles de modifier, en réaction, les comportements des personnes circulant dans la rue ou se rendant dans des magasins », note l’autorité administrative.

Quelques semaines après la publication de cette consultation, dans la nuit du 20 au 21 octobre 2022, la SNCF a mené trois nouvelles expérimentations de vidéosurveillance algorithmique. L’une avait vocation à identifier l’entrée à contresens d’un individu ou son franchissement d’une zone interdite, la seconde une personne se mettant au sol et la dernière le port d’une arme.

Mentionné dans une mission d’information sur les enjeux de l’utilisation d’images de sécurité dans le domaine public, le retour d’expérience de la Direction des entreprises et partenariats de sécurité et des armes (DPSIS) du ministère de l’intérieur est mitigé, notamment sur le port d’armes. « Les deux solutions mises en œuvre ont présenté des résultats insatisfaisants sur l’ensemble des scénarios de test, avec des taux de détection presque nuls et des dizaines de fausses alarmes », note la DPSIS.

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