Membre du comité éditorial du mensuel depuis quinze ans, l’historien Olivier Coquard explique son départ par le choix de confier la direction du magazine à Franck Ferrand, qui risque de l’orienter vers une lecture passéiste et conservatrice.
Le magazine Historia vient de changer de direction. Nommé par le nouveau propriétaire Bernard Arnault, Franck Ferrand y est désormais «directeur éditorial». Cette nomination a suscité une réaction publique du comité éditorial qui souhaitait que la ligne du journal n’en soit pas affectée. A l’issue de la première réunion du comité tenue sous sa houlette le 19 septembre dernier, j’ai choisi de m’en retirer.
J’ai eu l’honneur d’appartenir à ce comité pendant quinze années. Nous avons œuvré pour que ce titre permette à un très large public de connaître les acquis les plus récents de la recherche en histoire. Il s’agissait aussi de montrer comment l’histoire permettait de lire autrement les problématiques brûlantes du temps présent. Nous avons ouvert nos colonnes à de nombreux universitaires qui ont senti l’intérêt de proposer les résultats de leurs investigations de façon qu’ils soient accessibles à toutes et tous.
Historiens engagés, à droite comme à gauche, ont exposé leurs travaux sur la colonisation, les migrations, la construction du roman national par exemple, dans des dossiers fouillés. Toutes les sources croisées qui permettent de faire aujourd’hui de l’histoire étaient convoquées. Nous réussissions à raconter des histoires en écrivant de l’histoire. Nous avions l’ambition de rendre l’histoire populaire, au sens du terme histoire le plus complexe, le plus savant, le plus contradictoire. Professeur en classes préparatoires littéraires, je pouvais recommander avec fierté la lecture de ce titre à mes étudiants.
Nous rompions ainsi avec une longue tradition de ce vénérable magazine, celle qui en avait fait jusqu’à la fin du XXe siècle le conservateur d’une histoire des princes, des princesses, des alcôves, des guerres, des nostalgies nationalistes. Tout cela était porté par des plumes souvent talentueuses mais souvent, aussi, totalement déconnectées de toute volonté scientifique de recours au croisement des sources, des interprétations et des perspectives.
Franck Ferrand souhaite retrouver l’Historia de son enfance, ce magazine conservateur et un peu rance dans lequel rares étaient les vrais chercheurs, précisément parce que la complexité de l’approche historienne n’y avait pas sa place. Il souhaite des dossiers moins épais, plus d’histoires romancées, moins de plumes universitaires et plus de «grandes plumes» (merci pour nous !), comme «celles des académiciens». Ou celle d’Eric Zemmour, dont il a célébré le style grandiose dans l’un de ses éditoriaux ? Il nous a promis que non, bien sûr. Le risque est pourtant là. Il a aussi précisé que son «histoire interdite» – titre de son livre de 2008 où il situe Troie en Angleterre et Alésia dans le Jura – il la revendiquait toujours, parce que l’archéologie n’est, selon lui, pas une «preuve», par exemple, ou parce que l’intuition peut se substituer au travail et au raisonnement.
J’ai donc décidé de quitter le comité éditorial. Je ne peux pas accepter que mon nom soit placé sous le patronage du défenseur d’une telle conception de l’histoire. Parce que je ne peux pas servir de légitimation à ce détournement du travail que nous avions accompli depuis toutes ces années. Un détournement courtois, dont je suis certain qu’il sera lent et progressif, mais qui conduira Historia à redevenir le réceptacle d’une lecture du passé dont je ne partage ni les méthodes (elle n’est pas de l’histoire) ni les contenus.
Je pense que Franck Ferrand souhaite utiliser Historia pour promouvoir sa vision du passé, faite de monarchisme, de catholicisme, de nationalisme conservateurs. Il a, dans cette perspective, confirmé devant nous qu’il était fier d’avoir développé, dans Valeurs actuelles, des positions complotistes et anti-vaccin à propos du Covid-19.
J’espère me tromper (ça m’est très souvent arrivé !). J’espère que mes amis du comité éditorial parviendront à tenir le cap que nous avons si longtemps tenu ensemble, celui d’une histoire scientifique, complexe, populaire et digne. Je comprends tout à fait qu’ils puissent espérer que leur présence soit une barrière contre cette lecture du passé que Franck Ferrand veut faire entrer dans notre magazine.
Je rêve de pouvoir continuer à dire à mes étudiants que Historia est un titre qui porte hautes les couleurs de l’histoire populaire. Je rêve de pouvoir continuer à dire à mes collègues qu’écrire dans Historia est un bonheur d’historien. Je suis malheureusement convaincu que ce qui fut réalité ne sera, dans quelques semaines, dans quelques mois tout au plus, qu’un passé évanoui.
Tellement. L'emmerdification devient globale
La glomerdification.