La nécessaire empathie envers notre « commune humanité » ne doit pas faire obstacle à la pensée, mais aider à l’analyse des faits, rappelle, dans une tribune au « Monde », Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration.
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L’inquiétude qui se fait jour dans nombre de pays d’Europe devant les arrivées régulières de naufragés dans les ports d’Italie doit-elle être considérée comme illégitime, ou bien être prise en considération ? Voilà l’équation d’un débat qui apparaît d’autant plus confus qu’il est souvent piégé par ce trait bien résumé par la formule d’Oscar Wilde : « La souffrance attire plus aisément la sympathie que la réflexion. »
A notre tour donc d’essayer de donner quelques repères en faisant en sorte que la nécessaire empathie envers notre commune humanité et la souffrance aide à l’analyse des faits plutôt qu’au déni. Tout d’abord, un constat : l’Europe n’est pas une forteresse fermée. Ses évolutions démographiques l’attestent. En Europe comme en France, il n’y a jamais eu autant d’immigrés. Bien plus, en pourcentage, qu’il n’y en a en Afrique, en Asie, ou encore en Amérique latine. Pour ne prendre que deux exemples, depuis le début du XXIᵉ siècle, nous sommes passés, en France, de 7 % à plus de 10 % d’immigrés, progression il est vrai moindre que celle qu’a connue la Suède, de 10 % à 20 %. Mais – et on peut difficilement affirmer que cela soit sans rapport – l’extrême droite vient d’accéder au gouvernement dans ce pays.
En France, cette progression est alimentée par la venue d’une forte immigration africaine ; aujourd’hui, un immigré sur deux est originaire de ce continent. Il s’agit bien de changements significatifs par rapport aux périodes antérieures, qui suscitent des craintes sur le devenir de nos équilibres sociaux et sociétaux. Ce n’est pas un hasard si celles-ci traversent particulièrement des pays historiques de la social-démocratie, comme le Danemark ou encore la Suède, où les difficultés d’intégration, même minoritaires, bouleversent l’ensemble de la société.
Entendre les craintes
Nos modèles sociaux reposent sur l’acceptation par chaque salarié cotisant ou citoyen contribuable d’une participation à un pot commun sur lequel s’appuient les mécanismes de sécurité sociale et l’accès à des services publics gratuits comme l’hôpital ou l’école. Ils sont une construction sociale consolidée de longue lutte par ce qu’on appelait jadis le mouvement ouvrier. Il faut entendre les craintes qui étreignent nos concitoyens les plus démunis, qui ont le sentiment que ceux qu’ils considèrent comme des nantis leur font, en permanence, injonction d’accueillir plus démunis qu’eux, au risque de faire imploser les systèmes sociaux et remettre en cause les acquis sociétaux du fait d’écarts culturels portés aux extrêmes avec une partie des immigrants.
Parmi le carburant de ces inquiétudes, les données sociales. Une forte proportion d’immigrés, peu ou pas formée, a du mal à s’insérer sur le marché du travail, si ce n’est pour y occuper des emplois précaires et constituer, malgré elle, un sous-prolétariat utilisé par une fraction du patronat pour faire pression à la baisse sur les salaires. Une partie des « métiers en tension » en relèvent. Cela explique pour beaucoup que près de 40 % des immigrés nés en Afrique aient un niveau de vie inférieur au taux de pauvreté monétaire, et que 43 % soient en situation de privation matérielle et sociale, malgré les prestations sociales et les aides diverses.
Parmi ces aides, l’accès au logement social n’est pas la moindre, dans un contexte de pénurie. Près d’une personne sur deux d’origine algérienne, marocaine ou tunisienne est locataire d’un logement social, plus d’un immigré d’Afrique subsaharienne sur deux ; 35 % des immigrés sont locataires du logement social, contre 11 % pour les non-immigrés. Ces données permettent de mesurer les efforts accomplis en particulier en faveur des 30 000 à 50 000 personnes obtenant le statut de réfugié depuis la crise migratoire de 2015.
Lire aussi l’éditorial du « Monde » (2022) : Immigration : un débat nécessaire
De même, notre système de santé assume, pas uniquement à travers l’aide médicale de l’Etat, la prise en charge gratuite de non-cotisants pour des soins lourds et coûteux de malades qui font prévaloir que les soins dont ils ont besoin, s’ils existent dans leur pays, ne leur sont pas accessibles. On peut ajouter les milliards d’euros consacrés à l’hébergement inconditionnel, gratuit et anonyme de dizaines de milliers de personnes qui n’ont plus de droit au séjour. Un acquis sans équivalent en Europe.
Imprévoyances
Mais, nous dit-on, la France ne prendrait pas sa part d’asile. Il serait plus juste d’indiquer que les Syriens comme les Ukrainiens ont préféré d’abord rejoindre des pays où existaient préalablement à leur venue de fortes communautés. Ce constat, qui est indiscutable, c’est que frappent à nos portes, sous prétexte d’asile, des personnes qui fuient plus les désordres économiques de leur pays que des persécutions. Ils viennent de l’Ouest africain et du Maghreb, qui constituent, actuellement, la majorité de ceux qui se risquent en Méditerranée. Ou encore des ressortissants des Balkans qui rentrent sans visa. Faudrait-il donner l’asile à tous ceux qui n’en relèvent pas sous prétexte que ceux qui indéniablement en relèvent le demandent moins en France que dans d’autres pays ?
En répondant sans hésitation par l’affirmative, ceux qui veulent abolir des frontières ont l’avantage de la cohérence. Mais la mise en œuvre d’un tel principe aboutirait à vouloir étendre les frontières de l’Europe sociale à toutes les victimes du chaos du monde. Et n’est-ce pas mépriser la misère du monde que ne pas concevoir que si demain la France et les autres pays européens ouvraient totalement leurs frontières, avec promesses de pleins droits sociaux et pourquoi pas le transport gratuit afin d’éviter les odieux trafics, ce seraient des millions de personnes qui se porteraient immédiatement candidates à l’exil ? Et n’est-ce pas un peu postcolonial que de ne pas se préoccuper des effets des pillages des élites du tiers-monde pour pallier nos imprévoyances ou notre incapacité à former et à orienter des jeunes dans des spécialités professionnelles qui manquent à nos économies ?
C’est ce que craignent les plus démunis socialement, car ils considèrent supporter déjà l’essentiel de l’effort d’accueil et les difficultés d’intégration sociales et culturelles. Plutôt que de vouloir, dans ce débat, prendre « la mesure du monde tel qu’il est », selon la formule du sociologue François Héran, ayons en tête une des prophéties du philosophe Friedrich Engels [1820-1895], qui, en évoquant la situation de la classe laborieuse dans l’Angleterre de 1845, constatait qu’un des moyens des puissants du monde d’affaiblir les résistances populaires est de créer les conditions d’une « humanité nomade ».
Didier Leschi est directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Il a écrit « Ce grand dérangement. L’immigration en face » (Gallimard, nouvelle édition, 64 pages, 4,90 euros).
c'est inhumain